La France et l’Allemagne sont deux entités au destin imbriqué mais à l’approche et aux modalités politiques différentes. Elles doivent, pour garder l’équilibre de leur voisinage et consolider la perspective d’une communauté de destin, pratiquer une complémentarité de leurs actions fondée sur un intérêt et une compréhension mutuels.
Prix Amiral Marcel Duval 2011 - Au-dessus du Rhin
Over the Rhine
The futures of France and Germany are inextricably intertwined despite their very different approaches and political procedures. To maintain balance in their relationship and to consolidate their view of a common future, they must ensure that their actions are complementary and are founded on mutual interest and understanding.
La récente intervention militaire en Libye a rendu publique la détérioration actuelle du couple franco-allemand, qui, depuis l’accord de Gaulle-Adenauer, est le centre politique majeur de l’Union européenne. D’une France vue comme va-t-en guerre à une Allemagne vue comme attentiste, les différences entre les deux entités n’ont jamais manqué tout au long de l’histoire récente, bien qu’elles n’aient jamais empêché attirances et inspirations réciproques : telle est la résultante d’un cheminement distinct à partir du IXe siècle, dont les conséquences sont continentales. D’une formation à l’origine commune, ayant élaboré chacune de son côté sa propre conception de l’idée nationale, France et Allemagne s’éloigneront l’une de l’autre sans pourtant jamais se quitter des yeux. Cette évolution séparée aboutira parfois à des priorités divergentes sur la scène européenne comme internationale mais qui pour autant ne demeure pas un obstacle insurmontable à une synergie dans les dossiers stratégiques majeurs : encore faut-il que l’écoute et la compréhension réciproque ne soient pas perdues de vue.
Nation ethnique, nation politique : entre répulsion et attirance
Énoncer d’entrée la divergence intrinsèque de chacune des entités est une nécessité méthodologique : l’Allemagne est une nation ethnique et la France une nation politique ; la différence tenant à ce que l’une a une probabilité conséquente de subsister dans le temps sans l’existence d’État, tandis que l’autre est une construction de la pensée qui ne saurait survivre sans État. Les faits historiques l’illustrent. Les Allemands vécurent au sein d’un Saint-Empire romain germanique qui se délita au fil du temps laissant des puissances locales s’imposer sur des portions de territoires de plus en plus congrues (1).
Sur la même période, les souverains du royaume de France, conscients que le dépeçage continu du domaine royal ne leur laisserait à terme plus qu’un territoire insuffisant pour asseoir leur autorité, amorcèrent une marche vers la reconquête de territoires qui faisaient autrefois partie intégrante de la Lotharingie (le Traité de Meersen de 870 entre la Francie occidentale de Charles Le Chauve et la Francie orientale de Louis Le Germanique, ainsi qu’une troisième partie attribuée à l’Empereur Louis II).
On peut avancer que la France est une civilisation dont la naissance tient à une volonté politique qui dut, pour s’affirmer, se dresser souvent contre les empires du moment (2). Le concept qui fit florès lors des guerres révolutionnaires de « frontières naturelles » était moins d’essence hégémonique que l’assurance d’une pérennité politique car il permettait de bénéficier de remparts géographiques (fleuves, montagnes, côtes) comme d’une certaine profondeur stratégique. Cette perception est fort éloignée du concept d’espace vital tel qu’il fut ébauché par Friedrich Ratzel puis dévoyé (bien que se servant de sa base théorique) (3) par les instances nazies qui prévoyaient l’annexion de territoires pour y faire prospérer les populations d’origine germanique. Car si l’Allemagne se doit de réfléchir en termes de « tribus », la France se doit de réfléchir en termes de regroupement d’agrégats territoriaux ; ce qui ne saurait exclure bien entendu les populations résidentes, ainsi que leur identité propre. Mais le message de la République tel qu’il fut défini par les Constituants de 1793 et prolongé de nos jours par l’article 1er de la Constitution de 1958 est l’indivisibilité de celle-ci. Approche ethnique, approche géographique par conséquent, sans pour autant que lesdites approches soient totalement hermétiques (que l’on songe par exemple aux débats relatifs à l’obtention de la nationalité de part et d’autre du Rhin, entre droit du sol et droit du sang (4), jus soli et jus sanguinis). On n’est au fond pas éloigné des conceptions de l’idée de nation selon Johann Gottlieb Fichte et Ernest Renan : les débats politiques contemporains illustrent leur difficile dépassement par les disputes récurrentes sur l’identité nationale et le multiculturalisme.
Regards croisés par-dessus le Rhin
Un élément singulier est à soulever à ce stade de la réflexion : l’Allemagne et la France n’ont jamais cessé de s’observer, de s’influencer ou de s’inspirer l’une l’autre, ces deux derniers siècles. Pas toujours dans les mêmes proportions, ni de manière très policée selon les périodes, mais les phases d’indifférence auront été au bout du compte fort rares.
Un exemple parmi tant d’autres, Renan est fort connu pour sa conférence intitulée « Qu’est-ce qu’une nation ? ». Il fut aussi l’auteur d’un ouvrage remarqué en son temps : La Réforme intellectuelle et morale de la France. Écrit consécutivement à la défaite française de 1871, il observait comment l’Allemagne unifiée sous la conduite prussienne avait pu relever la tête en cette moitié de XIXe siècle et il ébauchait alors les pistes pour que la France se redressât rapidement par un bouleversement de ses schémas de pensée. Le choc de 1871 stimulera en effet les esprits de chaque côté du Rhin dans de nombreuses disciplines, telle la sociologie qui verra Émile Durkheim et Max Weber lui donner ses lettres de noblesse bien que feignant de s’ignorer totalement. Comme il en sera de même pour le géographe Paul Vidal de La Blache à l’égard de son homologue d’outre-Rhin, Friedrich Ratzel où le possibilisme fit écho au déterminisme. Une opposition pas forcément aussi tranchée, d’après la thèse défendue par Guy Mercier, professeur à l’université de Laval, dans son article « La région et l’État selon Friedrich Ratzel et Paul Vidal de La Blache » paru dans les Annales de Géographie en 1995.
Il est acquis de nos jours que le nationalisme allemand doit énormément à la France lors de l’occupation des États allemands puis leur reconfiguration au sein de la Confédération du Rhin (Rheinbund) par Napoléon Ier. De même, en dépit de la chute du royaume de Prusse, Clausewitz refusa de servir dans l’armée de l’occupant et en deviendra un ennemi acharné, compilant son expérience du terrain et ses observations postérieurement dans le fameux De la guerre (Vom Kriege). Par un aller-retour des idées assez singulier, le théoricien révolutionnaire Guy Debord s’en inspirera pour élaborer l’un de ses ouvrages phares : Le jeu de la guerre. Cependant on ne saurait réduire ces échanges à une opposition systématique : l’attrait fut aussi de mise et artistes comme penseurs ne dédaignèrent nullement de franchir le Rhin dans les deux sens. Dès lors, si les événements issus de la Révolution française aboutirent à une répulsion violente à partir de la Prusse, la Révolution de 1848 souleva au contraire l’enthousiasme dans les États allemands. Plus proche de notre époque, une convergence très forte entre les chefs des deux États respectifs eut lieu le 17 octobre 2003, lors du Sommet européen de Bruxelles où le président français Jacques Chirac représenta le chancelier Gerhard Schröder et les intérêts de l’Allemagne ou encore l’établissement d’un bataillon allemand en territoire français (le 291e bataillon de chasseurs de la Bundeswehr – Jägerbataillon 291, stationné à Illkirch-Graffenstaden, Alsace, depuis le 10 décembre 2010) qui vient équilibrer, symboliquement, des années de forces françaises stationnées en Allemagne.
En corollaire de son universalisme consacré par la déclaration des droits de l’homme et du citoyen (déclaration qui est elle-même la résultante des idées des Lumières, mouvement dont l’ampleur dépassa le seul cadre territorial français), la France se sent obligée d’être partie prenante de l’espace-monde, quitte à faire passer ses intérêts par un autre vecteur (pensons aux bons offices des autorités françaises alors en charge de la présidence du conseil de l’UE lors du conflit dans le Caucase entre la Russie et la Géorgie en 2008). A contrario, la Weltanschauung (vision du monde) de l’Allemagne la pousserait à n’appréhender ce même espace que dans le cadre de ses intérêts immédiats, dans la limite où une action extérieure ne pourrait miner son équilibre intérieur ou que de fortes contingences extérieures affecteraient l’élément national.
De l’unité intérieure à l’action extérieure
Cette genèse pourrait expliquer pourquoi la France est plus angoissée par un éventuel déclin que ses homologues d’outre-Rhin : son caractère messianique (du fait de sa substance politique) l’incitant à aller vers autrui, à s’occuper des affaires du monde. L’Allemagne, au contraire, tend d’abord à resserrer ses « tribus » autour d’un espace difficilement délimitable, ses frontières ayant été fort fluctuantes au cours des siècles. Lorsque l’Allemagne dut s’immiscer dans les affaires du monde à la suite des bouleversements géopolitiques des vingt dernières années, elle l’effectua par le prisme national transposé à l’international. En définitive, la peur d’un déclassement de la France sur la scène mondiale tient non pas tant à une conception gaullienne, qu’à une conception propre du ressort fondamental du pays : une unité de destin partagée par ses habitants et marquée par une construction historico-politique à laquelle répondait précisément le général de Gaulle. Beaucoup plus centralisée que l’Allemagne, la France est de facto plus sensible à l’action de ses dirigeants. Qu’un individu arrive au sommet de l’État et s’empresse d’y exercer son autorité de façon désordonnée, si ce n’est attentatoire à l’intérêt public, et c’est un affaissement national comme international qui adviendrait inéluctablement. De fait de son soubassement politique, la France ne saurait survivre sans une juste autorité centralisatrice respectueuse de la chose publique commune à l’ensemble des citoyens du territoire national. En Allemagne, tout dirigeant est amené à promouvoir l’unité tout en respectant les particularismes régionaux. Que le dirigeant fasse défaut et ce sont les forces centrifuges qui reprendraient le dessus (5).
Ce qui entraîne incidemment un plus grand pragmatisme hors de ses frontières là où la France fait de la politique étrangère une question d’honneur et de prestige.
En sus de cette considération, le réseau diplomatique français doit aussi être perçu comme une composante essentielle de son soft power, alors que la présence de consulats et ambassades allemands est surtout considérée comme une suite de relais commerciaux officiels, telle une nouvelle Hanse appuyée par les pouvoirs publics. La téléologie d’une telle volonté, coûteuse il est vrai en subsides, réside dans le souci pour les autorités françaises de peser sur les affaires du monde ou à tout le moins d’en être particulièrement bien informé (la question de l’emploi desdites informations étant une problématique annexe). L’assemblage territorial historique qu’est la France ne peut assurer sa survie dans un monde mouvant, parfois attentatoire à ses idées et dans les cas extrêmes, à son existence, qu’en affermissant son essence historico-politique. Dans le même temps, les Allemands savent que ce sont eux qui font l’Allemagne et que, malgré leur relative disparité, ils sont issus d’un même tronc commun. Des Allemands sans État resteront des Allemands, des Français sans État ne le demeureront guère longtemps. Il n’est, partant de ce postulat, aucunement paradoxal que la France soit plus encline à se plonger dans les affaires mondiales puisque, d’une part, sa survie dans le concert des nations est liée à une veille permanente, et d’autre part, ses idées se veulent universelles.
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Filles de Charlemagne, la France (die Große Nation - Grande Nation) et l’Allemagne (das Land der Dichter und Denker - Pays du poète et du penseur) apparaissent comme deux entités au destin imbriqué mais à l’approche et aux modalités politiques fort différentes. Elles n’en demeurent pas moins complémentaires sur le sol européen et leur synergie continentale pourrait être la promesse de grandes ambitions et réalisations, à la condition première d’une meilleure approche réciproque fondée sur la compréhension. Elles seraient d’autant mieux avisées de s’entendre que l’une comme l’autre sont devenues au fil de ces dernières décennies des partenaires commerciaux indispensables (152,4 milliards d’euros d’échanges en 2010 selon l’Institut de statistiques allemand). Le général de Gaulle ne décrétait-il pas lors d’une réception en Allemagne, le 4 septembre 1962 : « L’union [franco-allemande] […] dans la perspective d’une détente, puis d’une compréhension internationales, qui permettraient à toute l’Europe […] d’établir son équilibre, sa paix, son développement, de l’Atlantique à l’Oural, à l’impérative condition que soit pratiquée une vivante et forte communauté européenne à l’Ouest, c’est-à-dire essentiellement une seule et même politique franco-allemande » ? ♦
(1) La lutte entre le Saint-Empire romain germanique et le Saint-Siège au XIe siècle (pendant la période dite de Querelle des investitures) eut une grande part dans le début de l’affaissement du pouvoir germanique. Cette déchéance fut complétée par les défaites militaires de Legnano (1176) et Bouvines (1214) qui marquèrent le début de la fin des prétentions des empereurs germaniques sur les territoires du Sud et de l’Ouest.
(2) La lutte contre l’Anglois fut surtout dynastique, entre les maisons Plantagenêt (les Anglais évoquent souvent l’Angevin Empire) et Valois, avant de se cristalliser de manière plus générale au sein de la population autochtone avec la geste de Jeanne d’Arc. Une rivalité qui provint moins d’une volonté hégémonique visant à occuper la France que des conséquences d’un système féodal où tout roi d’Angleterre, depuis Guillaume Le Conquérant, demeurait vassal du roi de France en tant que Duc de Normandie. Ce legs, on le sait, allait avoir des répercussions de longue durée sur l’enchevêtrement des liaisons dynastiques.
(3) Il existe un point sur lequel le concept d’espace vital, ou Lebensraum, rejoint la réalité ethno-historique de l’Allemagne : son absence de frontières idéales, corroborée selon Ratzel par la perception de l’État comme une entité biologique aux contours mouvants selon les mouvements de sa population et sa santé intrinsèque.
(4) Droit du sol et droit du sang : ce n’est que très récemment, en 2000, que l’Allemagne introduisit la possibilité pour un enfant né de parents étrangers de bénéficier de la nationalité du pays de résidence, à la condition de satisfaire à certaines obligations parfois draconiennes et de souscrire à l’abandon de toute autre nationalité (ce que la France tolère en revanche). Pour plus d’informations, se référer à la loi du 22 juillet 1999 (BGBl. I S. 1618). En complément, voir le résumé opéré par Bernard Schmid sur le cheminement de cette évolution législative (www.gisti.org/doc/plein-droit/49/allemagne.html). Quant à la France, sa conception plus proche du droit du sol n’est pas exempte d’une introduction du droit du sang, comme le disposent les articles 18 et suivants du Code civil relatifs à l’obtention de la nationalité par filiation.
(5) Les Länder allemands ont des pouvoirs de gestion et de représentation autrement plus étendus que les régions françaises, ce qu’un Chancelier n’omettra jamais de prendre en considération sous peine d’avoir l’assurance d’un blocage par veto de toutes ses initiatives par le Bundesrat. C’est aussi l’assurance pour chaque Land d’être prévenu en cas de modification potentielle quant au mode de fonctionnement du système fédéral susceptible de remettre en cause les prérogatives des entités susvisées. Cette nécessité de prendre en compte les velléités des différentes composantes du paysage allemand n’est pas nouvelle et même lorsque Otton von Bismarck envisagea de fédérer l’ensemble des États allemands sous la férule du roi de Prusse, il opéra avec une extrême précaution et se servit avec des maladresses de l’Empereur Napoléon III pour se concilier les États allemands réticents. Pierre Hillard dans sa thèse intitulée « Minorités et régionalismes dans l’Europe fédérale des Régions » démontre que l’Allemagne opère une forte influence en Europe par l’entremise de ses régions. Avec un double avantage : souplesse d’action et protection des autorités fédérales plus en retrait.