Billet - Je ne vous parle pas d'Internet
Contemplant la vignette que notre revue a le bon goût de placer en tête de ce billet, l’idée me vient de vous parler de l’écriture. Ce n’est pas un petit sujet. Les divinités antiques s’en inquiétaient déjà et Platon, dans son Phèdre, rapporte que le Dieu de Thèbes à qui Theuth, chercheur infatigable, présentait sa dernière trouvaille qui était l’écriture, refusa de l’adopter, la jugeant grosse de dangers. Il ne s’agissait pourtant pas d’Internet, qui eût mieux justifié ses alarmes. Laissons Theuth à ses problèmes, les internautes à Internet et restons entre nous, vieux de la vieille.
Savez-vous, mes camarades, que la plume Sergent-Major existe toujours et qu’on peut encore, trempant cette petite ferraille dans l’encrier – on en trouve aussi –, tracer les pleins et les déliés que laisse sur le papier son humide sillage ? Nostalgie sénile, direz-vous, voire ! Montaigne, ayant décidé de passer au repos le reste de sa vie et de laisser son esprit en pleine oisiveté, s’aperçut aussitôt que celui-ci faisait « le cheval échappé » et enfantait « chimères et monstres fantasques ». D’où sa résolution de « mettre en rôle » ses pensées folles, à quoi nous devons les Essais. Le voilà, et nous avec lui, passés de la pensée à l’écriture, ce que redoutait le Dieu thébain. Celui-ci avait tort. L’écriture est un maître sévère, qui rabat son caquet à la pensée et l’oblige à se soumettre, humblement, à son petit artisanat. Mais « l’art » s’y cache aussi, dont la plume est l’irremplaçable pinceau. Certes, la « Sergent-Major » n’est pas plume d’oie ni roseau taillé. Le buvard reste pourtant nécessaire – allez à Monoprix –, ce que n’exigent ni la pointe Bic ni le feutre ni le stylo. Peut-être cet éloge de la plume est-il l’écho de souvenirs sahariens où, berger de chameaux, j’accomplissais mes tâches écrivassières d’une encre fabriquée par l’ouvrier nomade et que je séchais d’une pincée du sable sur lequel j’étais assis.
Cette dernière évocation nous amène à l’écriture arabe. Le roseau taillé est le créateur des pleins et des déliés. Calame aidant, les Arabes ont suivi jusqu’à l’excès la voie à nous, ouverte par le Sieur de Montaigne. Le parler arabe étant logos divin, il leur a bien fallu le mettre en ordre parfait, à quoi s’occupèrent lexicographes, grammairiens et scribes. En résulta une langue superbe, propre à réjouir et l’esprit et l’oreille et l’œil. De ces trois « éjouissances », il se peut que les deux dernières étouffent la première, que les redondances imposent leur musique monotone et que la virtuosité du calligraphe le place au-dessus du penseur. Mais quoi ! Le Thébain avait refusé l’écriture, le Dieu des Arabes l’a portée aux nues. Avec les pleins et les déliés inconnus d’Internet, dont je ne vous ai pas parlé. ♦