La menace nucléaire - 25 questions décisives
La menace nucléaire - 25 questions décisives
Au moment où, hasard tragique de l’histoire, le nucléaire civil est brutalement remis en cause par les conséquences dramatiques du tsunami au Japon le 11 mars 2011, Bruno Tertrais, un de nos grands experts du nucléaire militaire, nous livre en vingt-cinq courts chapitres, un état des lieux et ce qu’il faut savoir sur cette question essentielle et dont l’avenir sera décisif dans un monde en crise.
Entre les fantasmes, les craintes justifiées, étayées par des faits indéniables et les scénarios catastrophes, il est en effet nécessaire et indispensable de clarifier et de mettre à plat un certain nombre d’idées sur le nucléaire en dépassionnant le débat et en se rapportant d’abord aux faits et à la réalité du terrain plutôt qu’à des supputations non dénuées d’arrière-pensées. Cet ouvrage, d’une lecture agréable, y contribue vraiment.
Tout d’abord, contrairement aux prévisions pessimistes des années 70, la prolifération est restée limitée puisque le nombre de puissances nucléaires ne dépasse pas actuellement neuf États. Outre les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU (États-Unis, Russie, Royaume-Uni, France, Chine), les autres pays à capacités nucléaires sont l’Inde, le Pakistan, Israël et la Corée du Nord (selon toute vraisemblance). Cela signifie que la communauté internationale a su être relativement efficace dans la limitation du risque proliférant. Ainsi, le démantèlement de l’URSS ne s’est pas traduit par une dissémination incontrôlée des bombes. Les autorités militaires russes, aidées par les États-Unis et la France notamment, ont été capables de garder le contrôle de ces armes et d’en assurer le rapatriement à partir des anciennes républiques soviétiques. Le Traité de non-prolifération (TNP) a indéniablement montré son efficacité en pointant du doigt les États non-signataires. L’Irak, au prix d’une guerre, et la Libye ont renoncé à leurs projets, sous la pression internationale. Même si cela ne s’est pas fait sans mal ! Ainsi, le Pakistan, par l’intermédiaire du réseau Khan (1), a indéniablement disséminé une partie des technologies nécessaires à la bombe atomique dans plusieurs pays et a directement contribué à la prolifération. À cet égard, il ne faut pas oublier le volet des missiles balistiques pour lesquels la Corée du Nord a exporté ses compétences, accroissant ainsi l’incertitude stratégique.
Les risques d’escalade sont-ils encore réels ? Oui, surtout si l’Iran parvient à ses fins. En effet, Téhéran, après une tentative effectuée sous le Chah dès les années 50, a effectivement relancé l’ensemble de ses programmes nucléaires tant civils que militaires. Il semble très probable que les Iraniens s’approchent du Graal nucléaire militaire : l’assemblage d’une bombe, malgré de nombreuses difficultés récurrentes (2). Maîtrisant presque le processus de production d’uranium enrichi à des fins militaires, les techniciens iraniens pourraient ainsi franchir une étape essentielle. De plus, ils bénéficient du soutien du régime mais aussi de l’appui d’une opinion publique très nationaliste, même s’il existe une forte opposition à l’actuel président.
La menace iranienne est perçue comme étant actuellement la plus déstabilisante. Malgré les sanctions, il semble que les progrès soient inéluctables, sans pour autant qu’il y ait une certitude absolue, du moins en sources ouvertes. Israël, puissance nucléaire pourtant non déclarée, peut-il rester sans agir face à Téhéran ? Les États sunnites de la Péninsule arabique peuvent-ils accepter une bombe « chiite » ? Autant de questions essentielles et sans vraie réponse jusqu’à présent. Une nouvelle préoccupation recueillie au Koweït par l’auteur de ces lignes, porte sur la capacité des techniciens iraniens à maîtriser un éventuel incident dans la centrale de Bushehr. Pour les responsables koweïtis, le nucléaire civil iranien, à la lumière du drame de Fukushima, est lui aussi source d’inquiétude.
Bruno Tertrais considère qu’un effet « domino » est possible si Téhéran réussit son pari nucléaire. L’Arabie Saoudite pourrait alors vouloir contrer la menace iranienne en s’appuyant sur des ressources financières sans équivalent pour conduire un programme à vocation militaire. La Turquie (3), à la recherche d’un rôle régional, ne saurait rester en retrait, ne serait-ce que pour garantir sa propre sécurité. Cependant, et le passé récent l’a bien démontré, l’accès au nucléaire militaire n’est pas aisé. Il nécessite un très solide réseau de compétences scientifiques, technologiques et industrielles. Cela implique une infrastructure scolaire et universitaire de haut niveau. Cela signifie des investissements dans la durée, nécessitant des décennies de recherches et de travaux. C’est certainement l’une des raisons du renoncement libyen et c’est également une des limitations intrinsèques du risque terroriste. Le groupe clandestin assemblant une bombe dans un garage clandestin appartient davantage à la fiction hollywoodienne qu’à la réalité. Pour autant il ne faut pas baisser la garde face à ce danger. À défaut de pouvoir développer un véritable engin, une équipe de terroristes pourrait se contenter d’une arme radiologique aux dégâts psychologiques plus importants que ceux d’ordre physiologique. La vigilance doit être maintenue autour des produits radioactifs. À cet égard, l’AIEA fait preuve d’une efficacité reconnue et ne cesse d’améliorer ses procédures de contrôle et de suivi.
Si certains, particulièrement dans les pays occidentaux, diabolisent la Bombe pour des raisons idéologiques, il faut bien admettre que le principe de dissuasion associé aux développements de l’arme nucléaire a bien fonctionné et qu’il reste toujours pertinent. La guerre froide n’a pas dégénéré, l’URSS et l’Occident ayant très vite intégré cette dimension hors-norme du nucléaire. Il en est de même aujourd’hui de l’Inde et du Pakistan où la Bombe bloque une escalade militaire débouchant sur un affrontement majeur.
En Asie, la couverture nucléaire américaine au profit de la Corée du Sud a certainement évité des dérapages majeurs entre les deux Corée. De la même façon, le Japon bénéficie de cette protection américaine qui a permis la prévention de conflits de grande ampleur face à une Chine en pleine expansion militaire. Cependant, l’accélération de la course aux armements régionale pourrait inciter Tokyo et Séoul à se doter de l’arme nucléaire dans le cadre d’une doctrine dissuasive, pour pallier un possible retrait américain.
Pour Bruno Tertrais donc, le cas iranien reste central et décisif. Si Téhéran franchit le cap, alors d’autres États suivront, tant au Moyen-Orient qu’en Asie.
Dès lors, l’option « global zéro » préconisée en 2008 par le président Obama semble un vœu pieux pour « idéalistes européens ». De fait, elle rappelle étrangement l’époque des Euromissiles où les pacifistes étaient à l’Ouest et les missiles à l’Est (4). La France a déjà largement réduit son arsenal nucléaire. Et aller plus loin signifierait de facto l’abandon à terme du nucléaire militaire, sans pour autant renforcer la sécurité du continent européen. La défense antimissiles ne peut en aucun cas suppléer la dissuasion nucléaire si un adversaire déterminé veut faire pression. La France, mais également le Royaume-Uni ont tout intérêt à maintenir leurs efforts, désormais en partie coordonnés, tout en accentuant le travail de pédagogie tant à l’égard des opinions nationales que des partenaires européens. La tâche est indéniablement difficile.
Bruno Tertrais fait œuvre utile, avec un ton pédagogique clair permettant au lecteur de comprendre les enjeux nucléaires militaires. Il est à souhaiter que l’émotion provoquée par les conséquences du tsunami au Japon ne l’emporte pas sur la raison. Si l’Europe se croit en sécurité, que le nucléaire appartient désormais au passé, ce serait une illusion dangereuse dont les conséquences risquent d’être sévères dans les décennies à venir. ♦
(1) Le docteur Abdul Qaader Khan a été le principal responsable du programme nucléaire pakistanais.
(2) Il semble que certains services aient réussi à introduire un ver informatique, Stuxnet, dans les réseaux informatiques utilisés pour le fonctionnement des centrifugeuses.
(3) Ankara a toujours des hésitations quant à la construction de centrales nucléaires avec plusieurs projets non aboutis.
(4) Extrait d’une déclaration du président Mitterrand en 1983.