C’est en policiste averti que l’auteur croise de nombreuses pistes pour cerner le concept d’Occident et en définir les contours complexes. Il montre que l’approche civilisationnelle reste la plus pertinente pour caractériser la personnalité singulière de l’Occident mais signale qu’elle conduit à une inévitable guerre culturelle.
De quoi l’Occident est-il le nom ?
What is the West?
The author follows many leads with the persistence of a conscientious detective to pin down the concept of the West and define its complex form. He demonstrates that an approach based on its civilization remains the best way of characterizing the personality of the West but warns that this leads to an inevitable culture war.
Qu’est-ce que l’Occident ? De notre point de vue, avant toutes choses, il s’agit du « centre de gravité » de la réflexion stratégique du début du XXIe siècle. Durant la guerre froide, on pensait par blocs, lesquels se définissaient, en premier lieu, par rapport à une idée maîtresse : celle de la liberté de l’individu, comprise comme « liberté-non-interdiction » et « liberté-capacité effective » selon la terminologie aronienne (1) (L’Essai sur les libertés de Raymond Aron est symptomatique de cette période). De nos jours, nous pensons le monde en termes de civilisations, c’est le paradigme huntingtonien, lequel repose sur un principe de base : « le fait que la culture, les identités culturelles qui, à un niveau grossier, sont des identités de civilisation, déterminent les structures de cohésion, de désintégration et de conflits dans le monde d’après la guerre froide » (2).
Un concept problématique : géopolitique ou fonctionnel ?
Cette réflexion sur les civilisations et leur relation conflictuelle suscite de nombreuses polémiques car elle semble poser des frontières d’autant plus infranchissables qu’elles sont constitutives de rapports que les êtres humains entretiennent avec le monde, avec la réalité extérieure. Le paradigme huntingtonien semble mettre à mal ce projet des Lumières formulé avec éclat par Kant avec la parution de son ouvrage Projet de paix perpétuelle, en 1795. Ferdinand Alquié n’avait pas tort de rappeler cette réflexion de Ruyssen soulignant « les origines kantiennes de la Société des Nations », titre d’un article paru dans la Revue de métaphysique et morale. À cette vision cosmopolitique de type kantien s’opposerait donc une vision civilisationnelle de type huntingtonien.
Le concept d’Occident semble poser à première vue des problèmes à la pensée stratégique, laquelle se développe nécessairement dans des ensembles nettement circonscrits : États, voire alliances. On parle plus volontiers d’un lieu ; or, si l’Occident a été un lieu — chronologiquement l’Europe, puis très vite l’Europe et l’Amérique du Nord — il ne le serait plus, ou, du moins, il le serait encore mais sur un mode problématique. D’où, peut-être, le titre d’un éditorial d’Alain de Benoist (sous le nom de plume de Robert de Herte) paru dans le numéro d’avril-juin 2011 de la revue Éléments : « Oublier l’Occident ». Benoist rappelle que « Raymond Abellio avait observé que “l’Europe est fixe dans l’Espace, c’est-à-dire dans sa géographie”, tandis que l’Occident est “mobile”. De fait, l’“Occident” n’a cessé de voyager et de changer de sens » (3). Ainsi, on pourrait, du moins à titre d’hypothèse, avancer l’idée que la mondialisation a rendu urgente une reformulation post-braudelienne d’une « grammaire des civilisations ». En effet, Braudel écrivait en 1987 que « les civilisations (quelle que soit leur taille, les grandes comme les médiocres) peuvent toujours se localiser sur une carte. Une part essentielle de leur réalité dépend des contraintes ou des avantages de leur logement géographique » (4). Or, une grammaire d’inspiration deleuzienne (du nom du philosophe Gilles Deleuze) semblerait plus à même de décrire notre monde — qualifié à juste titre de « monde en réseau » — et de mieux comprendre ses défis comme ses menaces, car elle serait plus susceptible de faire apparaître l’importance capitale et inédite du concept de « réseau » comme forme, créant un « monde sans dehors » ; concept sans lequel nous aurions peine à comprendre les « processus de déterritorialisation » et les remises en cause d’une « logique de l’espace hiérarchisé et délimité », comme le rappelle le philosophe Jean Cristofol (5). On voit bien, ici, que le concept d’Occident maintient ou redonne un « dehors », ce qui ne manque pas de créer une certaine tension dans notre façon de comprendre ou d’évoluer dans notre monde en réseau.
Il reste 85 % de l'article à lire
Plan de l'article