La guerre de l’ombre des Français en Afghanistan (1979-2011)
La guerre de l’ombre des Français en Afghanistan (1979-2011)
Le livre de Jean-Christophe Notin est certainement l’un des ouvrages les plus fouillés et les plus pertinents sur l’Afghanistan. Bien que le sujet porte surtout sur le rôle de la France dans les conflits qui ébranlent cette région asiatique depuis l’invasion soviétique à la fin de l’année 1979, l’auteur nous livre non seulement une myriade de détails sur l’implication de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), un organisme qu’il connaît bien, mais aussi des analyses très fines à caractère géopolitique et historique.
Les relations franco-aghanes sont d’abord culturelles. Le phare de la coopération française est implanté en 1968 avec le lycée Esteqlal dont la première pierre est posée par le Premier ministre Pompidou. L’aide de la France dans le domaine de l’éducation se développe alors rapidement. Paris détache à Kaboul une trentaine de professeurs à Esteqlal, quatre enseignants français à plein-temps à la faculté et au lycée Malalaï, ainsi qu’une présence significative de cadres pour accompagner l’expansion d’un centre culturel français. Des dizaines de bourses sont accordées à des bacheliers, des médecins et des juristes. La dynamique française se poursuit dans les années 70 avec l’envoi en Afghanistan de missions universitaires en droit, pharmacie et médecine (à l’hôpital universitaire Ali Abad). Une chambre de commerce franco-afghane voit le jour en 1972.
L’intrusion brutale de l’Armée rouge ouvre le champ à de nombreuses missions humanitaires dans les années 80. Parmi les ONG qui se portent au secours de la résistance intérieure, l’auteur mentionne Afrane (amitié franco-afghane qui publie les Nouvelles d’Afghanistan pour lutter « contre l’oubli et la désinformation »), les amis de l’Afghanistan (organisation fondée par Jack Chaboud et Gérard Chaliand), Médecins du monde (certains coopérants ont suivi des stages de survie organisés par les chasseurs alpins à Bourg-Saint-Maurice), Médecins sans frontières, AMI (aide médicale internationale), AIME (aide internationale médicale estudiantine), la Guilde du raid (qui a pour président d’honneur l’explorateur Paul-Émile Victor)… Les bénévoles, hommes et femmes, font preuve d’un courage qui force l’admiration. Parmi ces aventuriers impavides, les chroniqueurs retiennent Anne de Beaumont dont le témoignage saisissant résume assez bien le contexte ardu de l’engagement de ces volontaires très motivés : « L’Afghanistan nous a tous changés. Mon point de vue d’Occidentale catholique a été profondément bouleversé. En Afghanistan, on était sur une autre planète, il n’y avait pas de béton, pas de téléphone, pas de télé, pas de moyens de transport autres que les chevaux. Rien n’était carré, même les murs des maisons étaient arrondis, c’était symbolique ». Dans ce registre des héroïnes au grand cœur, il y a aussi Laurence Laumonier qui est entrée dans la légende poignante des opérations humanitaires sous le surnom de « Doctor Laurence ».
Forcément plus discrets, mais très actifs, les agents de la DGSE entretiennent des contacts avec les chefs de la résistance. En France, les services français encadrent des stages de formation pour les insurgés afghans au centre de Cercottes dans le Loiret et dans le camp de Caylus dans le Tarn-et-Garonne. Les portraits des acteurs majeurs frappent également le lecteur par leurs précisions. Le commandant Massoud, qui a suivi ses études au lycée français Esteqlal, est qualifié « d’homme exceptionnel » par Gérard Chaliand. Le « lion du Panshir » est décrit comme un vrai chef, « tant dans la conduite militaire que dans l’organisation civile de sa vallée (…), service d’autobus, écoles primaires, école de cadres, hôpital géré par AMI… ». Le leader afghan (tadjik), excellent stratège mais piètre politicien selon le CAP (Centre d’analyses et de prévisions au Quai d’Orsay), s’est imposé comme le principal interlocuteur de la DGSE. Il impressionne ses nombreux visiteurs venus du monde entier, notamment les journalistes Christophe de Ponfilly et Jérôme Bony qui lui ont consacré un reportage diffusé en janvier 1982 par Antenne 2, « Une vallée contre un empire ». Pour sa part, le chef pachtoune Amin Wardak a plutôt les faveurs du Quai d’Orsay qui le présente comme « un des responsables les plus marquants de la résistance intérieure ». Quant à Hekmatyar (également Pachtoune mais de la tribu Kharoti), il fascine par sa violence froide qui l’a poussé à vingt-cinq ans, alors étudiant dans une école d’ingénieurs à Kaboul (d’où son surnom d’indjinar, l’ingénieur), à poignarder à mort un camarade qui avait le tort d’être maoïste ! Prêt à tout, donc incontrôlable, il se livre à de multiples trafics et au terrorisme. À un journaliste du Figaro, il lâche avec un cynisme démesuré : « C’est la guerre et c’est normal ». Ces trois chefs de guerre ne sont qu’une partie de la kyrielle de leaders qui occupent le creuset bouillonnant d’une société afghane très segmentée et dont les antagonismes internes compliquent une situation politique particulièrement instable.
« J’ai compris beaucoup de choses quand j’ai appris qu’ils (les Afghans) utilisaient le même mot pour cousin et ennemi ». Cette réflexion pertinente formulée par un analyste de la DGSE suffit à expliquer la conjoncture de conflits permanents qui caractérise l’Afghanistan. Car la situation demeure toujours aussi confuse après les attentats du 11 septembre 2001 et l’intervention de la coalition alliée qui s’est ensuivie. Au pays de la valse des alliances, les invraisemblances sont légion. Les imbroglios de la politique surprennent souvent les observateurs non avertis. Un Hekmatyar, recherché par toute la coalition pour ses liens avec le terrorisme, peut ainsi venir discuter avec le président afghan Karzaï au palais présidentiel sans être arrêté. Le commentaire du chef de l’exécutif à Kaboul sur ce genre de comportement est révélateur des relations ambiguës entre les grands acteurs : « En Afghanistan, quand les relations sont rompues, elles continuent derrière la porte ». Cet aspect n’est que l’une des nombreuses contradictions qui caractérise cette contrée agitée. Ce sont précisément celles-ci qui déconcertent les pays de la coalition alliée installée depuis octobre 2001 pour empêcher les taliban (1) de reprendre le pouvoir à Kaboul. Sur cette question sensible, l’analyse affinée de Jean-Christophe Notin peut servir de référence : « Si l’Afghanistan est facile à envahir, il l’est beaucoup moins à contrôler. Au Sud, on rencontre des Pachtounes sunnites, parlant pachtou, au Nord des Tadjiks également sunnites mais persanophones, à l’Ouest des Hazaras chiites, d’autres minorités ouzbèkes, kirkhizes, baloutches ou nouristani complétant la mosaïque.
La carte ethnique ressemble non pas à un patchwork mais à un tableau impressionniste, fait de touches tribales qui n’ont guère en commun qu’un sentiment fondamental : elles ne se reconnaissent dans aucun pays voisin. Elles ne sont ni iraniennes, ni tadjikes, ni pakistanaises. « Les Afghans se définissent dans la négation : ils ignorent ce qu’ils veulent vraiment mais ils savent en revanche parfaitement ce dont ils ne veulent pas. D’où cette union qui se reforme chaque fois que l’étranger quel qu’il soit, si bien intentionné se dise-t-il, ose s’inviter chez eux. En fait, les Afghans ressemblent à ces perles de mercure qui peuvent longtemps glisser sur une surface propre sans jamais se rencontrer mais qui, dès qu’un grain de sable apparaît, s’y agrègent à en devenir inséparables ».
Cette réflexion cruciale permet de comprendre l’enlisement de la coalition alliée. Pour sortir de cette impasse qui inquiète les opinions publiques, l’auteur examine une solution et propose un épilogue crédible. Puisque la présence occidentale constitue le prétexte de l’insurrection des taliban, la solution consiste à « contrebattre la propagande taleb pour faire comprendre que les Occidentaux ne mènent pas de croisade en Afghanistan ». Un gigantesque travail de pédagogie serait alors nécessaire pour conquérir les cœurs et les esprits et former des générations entières d’Afghans. Jean-Christophe Notin admet que « vingt ans et des centaines de milliards n’y suffiraient sans doute pas ». Reste alors le retrait progressif de l’Otan qui « asséchera la propagande taleb en lui ôtant le bouc émissaire de ses diatribes ». C’est probablement la réponse qui est en train d’être apportée et qui a été officialisée le 22 juin 2011 par le président Obama, réconforté par la neutralisation définitive de Ben Laden. Le retrait progressif des troupes américaines, et françaises (annoncé dans la foulée par Paris), a ouvert le champ à une nouvelle dynamique (cette orientation préconisée par l’auteur a été enclenchée quelques mois après la publication de son livre). Pour la presse et l’opinion publique, le raisonnement est simple : il y a une guerre, il faut donc un vainqueur et un vaincu. Mais pour beaucoup d’analystes, la conclusion est différente : et s’il n’y avait ni vaincu, ni vainqueur ? Pour Jean-Christophe Notin, l’Afghanistan doit être « l’Humilistan, une terre d’humilité pour l’Occident ». Après la décision américaine, il paraît certain que l’on se dirige vers deux logiques : d’une part, une logique d’« afghanisation » qui doit confirmer le renforcement de l’État afghan, de son armée et de sa police par la poursuite d’une politique de formation locale ; d’autre part, une logique de garde-fou dans le but de poursuivre la traque d’Al-Qaïda. Pour demeurer en phase avec ces deux logiques, les pays de la coalition (dont la France) ne devraient donc maintenir sur place que des formateurs et des forces spéciales (horizon 2013-2014 ?). ♦
(1) Taliban est le pluriel de taleb.