Les généraux allemands parlent
Les généraux allemands parlent
À l’heure où les stratèges de l’Otan s’interrogent sur une voie de sortie honorable de l’Afghanistan, il n’est pas inutile de relire l’œuvre de Basil Liddell Hart (1895-1970), le promoteur de l’« approche indirecte ». Très judicieusement, les éditions Perrin viennent de republier l’un des livres les plus originaux du stratégiste britannique car il traite des batailles de la Seconde Guerre mondiale vu avec les yeux des « perdants ». En effet, ce travail fut présenté au public en 1948 sous le titre The other side of the hill et s’appuyait sur les « debriefings » que l’auteur eut la possibilité de conduire auprès de nombreux officiers généraux allemands, pour la plupart encore prisonniers de guerre en Angleterre au moment de l’enquête.
Certes, certains avis et commentaires de Liddell Hart sont aujourd’hui à remettre en perspective, voire à récuser, suite aux progrès de l’historiographie et l’accès à de nouvelles sources et archives. Trop souvent, le lecteur peut avoir l’impression d’un dialogue de très haut niveau, entre professionnels du War College ou de la Kriegsakademie dissertant à tour de rôle sur leur idée de manœuvre et commentant doctement le rapport de force puis le résultat final. Dialogue entre officiers aux mains propres, ayant servi avec droiture et honneur leur pays, sans vouloir pour autant se plier au nazisme. La réalité est à nuancer et l’idée d’une Wehrmacht non responsable de la barbarie hitlérienne serait une grave erreur. Les troupes allemandes ont participé à la « solution finale » et à la lutte contre toutes les Résistances. Rommel en est un exemple par sa pleine et entière adhésion au régime national-socialiste. Ce n’est qu’à partir du moment où la défaite militaire a semblé inéluctable que Rommel a changé d’avis sur le Führer.
Il n’en demeure pas moins que cet ouvrage reste passionnant avec des « leçons apprises » encore valables aujourd’hui, dont en particulier l’importance décisive de la compétence des états-majors. Tout d’abord, il faut souligner la très grande qualité et le professionnalisme du commandement allemand. L’efficacité de celui-ci reste exemplaire, même si tous les choix ne furent pas forcément judicieux, du moins pour le Reich et heureusement pour les Alliés. Liddell Hart insiste à plusieurs reprises sur la supériorité des états-majors de la Wehrmacht sur leurs homologues ennemis. Certes, il s’agit aussi pour l’auteur – un brin prétentieux – de se mettre en avant, désappointé par le manque de reconnaissance de son pays envers lui comme d’admettre une réalité tactique vérifiée à maintes reprises sur tous les fronts. Celle-ci n’est pas due au hasard mais résulte d’une longue et méticuleuse pratique du travail d’état-major en vigueur depuis les guerres napoléoniennes et constamment amélioré depuis, y compris malgré la défaite de novembre 1918. Toutefois, la rigidité intellectuelle des états-majors, à partir du début de la Seconde Guerre mondiale, s’est vite trouvée confrontée aux exigences du Führer pour plus d’audace et d’innovation et dont le charisme – trait fortement souligné dans les témoignages – suscitait l’adhésion des jeunes officiers, y compris généraux.
À plusieurs reprises, la question du rôle d’Hitler est donc posée. Au fur et à mesure que la guerre avance et que les difficultés s’amoncellent, le Führer s’est de plus en plus investi dans la conduite des opérations, mettant sur la touche le Grand quartier général. Le politique se prend alors pour un stratège, avec dans le cas d’Hitler, une certaine efficacité tactique. Paradoxalement, c’est aussi une caractéristique actuelle de nos régimes démocratiques où le chef politique veut contrôler l’action des forces armées car celle-ci doit d’abord répondre à un objectif politique clair, avant l’objectif militaire lui-même, fut-il totalitaire sous le IIIe Reich. La valeur de l’aptitude et du jugement stratégique d’Hitler reste posée et a d’ailleurs fait l’objet de nombreux travaux y compris en français avec l’étude de Philippe Masson (1). Certains généraux allemands renvoient ainsi toutes les responsabilités vers Hitler, se dédouanant ainsi tant sur le plan militaire que politique, voulant a posteriori valoriser leur image individuelle, à l’instar de Guderian. Rares ont été les officiers généraux qui ont réellement et ouvertement critiqué la conception puis la conduite des opérations et le complot du 20 juillet 1944 n’a concerné qu’une minorité d’officiers supérieurs (2).
Liddell Hart revisite ainsi tout le conflit mondial, selon une approche chronologique, mais en partant des prémices du régime nazi pour analyser le fonctionnement du commandement allemand, d’abord dans le processus de remilitarisation, puis dans la planification de la guerre et enfin durant les opérations. Seul regret, le regard du stratégiste porte quasi-exclusivement sur l’action terrestre. Il y a ainsi des pages passionnantes sur la théorie du combat des blindés, un des sujets d’expertise de Liddell Hart avant guerre et dans lequel les Allemands ont indéniablement excellé, en particulier lors de la bataille de France, mais également contre l’Union soviétique, au contraire des Anglais, plusieurs fois critiqués par l’auteur dont les propositions sur les chars n’avaient pas retenu l’attention du commandement britannique. Liddell Hart en profite d’ailleurs pour faire du « French bashing » en soulignant l’incompétence du commandement français au printemps 40. À dire vrai, le stratégiste n’a que peu d’estime pour les nations latines. Si l’armée française est ainsi mal considérée, que dire des troupes italiennes méprisées tant par les Allemands que par les Britanniques.
Un autre aspect, souvent méconnu, est mis ici en perspective avec le changement générationnel qui a affecté le commandement durant toute cette période. En effet, entre le début du Reich en 1933 et jusqu’à sa chute en 1945, le corps des généraux a profondément changé avec une nazification indéniable des plus jeunes généraux souvent fervents admirateurs du Führer et moins conscients de la perversité intrinsèque du régime, à l’inverse des plus anciens, encore attachés aux principes de l’Empire allemand mais qui au final, s’accommodèrent du nazisme, à de rares exceptions comme le général Ludwig Beck (3).
La conclusion de Liddell Hart reste très intéressante avec un jugement définitif de sa part sur le commandement allemand : « les généraux… de cette guerre, les meilleurs du monde, étaient, professionnellement parlant, parfaits ». La difficulté majeure aura été leur manque de discernement et de courage politique : « des vues plus larges et plus de compréhension auraient grandement augmenté leur valeur. Mais, devenus philosophes, ils auraient cessé d’être soldats ». Conclusion parfaitement ambiguë, à l’image de son auteur !
Ce livre, bien qu’ancien puisque datant de 1948, conserve aujourd’hui tout son intérêt tant pour la compréhension du fonctionnement interne du régime nazi, vu sous l’angle strictement militaire que pour la description des succès tactiques et des échecs stratégiques du Reich. Certes, des travaux plus récents ont montré que la Wehrmacht a largement pris part aux crimes nazis. Mais le fait pour Liddell Hart d’avoir pu recueillir directement les témoignages des généraux vaincus, donne à cet ouvrage une valeur exceptionnelle et oblige le lecteur à s’interroger sur le lien qui doit s’établir entre patriotisme, compétence militaire, obéissance, intelligence politique et éthique. Les généraux allemands se sont limités aux trois premières qualités, oubliant hélas que leur soumission inconditionnelle à Hitler a entraîné l’Allemagne dans le néant apocalyptique. ♦
(1) Hitler, chef de guerre, Perrin, 2005.
(2) Cela n’a pas empêché une très large et cruelle répression concernant également les familles des protagonistes.
(3) 1880-1944 : il a démissionné le 18 août 1938 pour protester contre l’annexion des Sudètes.