De la prochaine guerre avec l’Allemagne
Sous un titre provocateur (mais en conformité avec l’ambiance de déception, sinon de crise relative, qui règne actuellement entre les deux pays), ce livre intéressant et bien écrit est en même temps un peu agaçant dans la mesure où l’auteur, abrité derrière une citation fort bien choisie tirée de Vers l’armée de métier, joue à nous faire peur et déploie des tonnes de données et des masses d’arguments pour nous persuader de ce qui semble évident à l’heure actuelle à l’immense majorité des gens sensés : la nécessité d’une entente franco-allemande dans une Europe apaisée. Galilée revient expliquer, qu’effectivement, « elle tourne ».
De Gaulle avait mis en lumière, de façon frappante et imagée, les paradoxes et les contradictions de nos deux peuples. Delmas poursuit dans ce sens avec compétence certes, mais avec une vigueur et une obstination dans l’interprétation de l’histoire et du temps présent, dont on finit par se demander si elles ne poussent pas au schéma. Le peuple allemand est présenté comme un géant complexé, tenaillé par « le démon de la division » et l’incapacité de choisir, ne parvenant jamais à fusionner « la nation de Fichte et l’État de Bismarck », à la recherche perpétuelle de son identité et condamné par l’empreinte infamante d’Auschwitz à une « errance infinie » (comme le fut sa victime !). Les deux chapitres centrés sur la réunification et sur l’attitude des Allemands à l’égard du travail sont d’une noirceur sans doute justifiée, puisque le narrateur domine à coup sûr son sujet, mais purement catastrophique. L’union fut menée tambour battant (« Ils voulaient un tortillard, ils eurent un TGV »), mais « le Mark ne peut pas remplacer la pensée ». À l’Ouest, après la bonne volonté initiale, on juge avec condescendance et quelque mépris ces « étrangers parlant allemand… grincheux, geignards, gourmands et paresseux » auxquels se joignent des rapatriés de la diaspora « à la germanité douteuse » ; à l’Est, on se sent colonisé, dépossédé et « l’espoir de devenir (peut-être) prospère n’empêche pas d’être (sûrement) malheureux et perdu dans un monde qui change trop vite ». Le tableau est tout aussi accablant sur l’évolution de l’ancienne martingale que fut l’« économie sociale de marché » ; sur une vingtaine de pages, les idées reçues sont bousculées, voire pulvérisées : poids des subventions, conservatisme et réglementation tatillonne, délais interminables de décision et de réalisation, rigidité étatique et syndicale… et pour finir naufrage du label Made in Germany. Pour domestiquer le titan malhabile et dépressif, une seule solution permet d’éviter d’entrer dans « une logique de puissance ne pouvant amener qu’à la guerre » : l’instauration avec la France d’une « unité garantissant la stabilité ». Malgré ses différences fondamentales avec sa voisine, ou plutôt grâce à elles, notre pays peut et doit s’engager dans cette voie.
On ne saurait critiquer de telles perspectives qui vont dans le sens de l’histoire et qui sont habilement amenées. Il n’est pas mauvais de rectifier, à propos de l’Allemagne, certains poncifs qui ont perdu de leur validité, de jeter à la corbeille une liasse d’images d’Épinal, et d’en profiter pour montrer que de notre côté nous ne manquons pas d’atouts. Sans engager donc une polémique sur le fond, on se permettra toutefois certains étonnements devant des affirmations qui semblent garantir plus la cohérence du discours que la conviction du lecteur moyen. Comment admettre tout en vrac que c’est un souci de « culpabilité morale » qui peut pousser les Allemands à taper sur les Serbes dans les années 90 si l’on se souvient des années 40 ? Que la reconnaissance précipitée de la Croatie et de la Slovénie fut indépendante de toute « ambition diplomatique » et due uniquement à la pression de l’opinion ? Que la sécurité de l’emploi est un « facteur secondaire pour les Français » ? Que l’intégration européenne est une atteinte au fédéralisme des Länder, alors qu’on ne parle partout que de renaissance simultanée des régionalismes ? Et n’est-il pas excessif de pousser le bouchon en écrivant que la recherche du maintien de l’identité française relève d’une « tautologie vaniteuse et imbécile » et d’un « nationalisme de bêtes à cornes » ?
En conclusion, l’analyse est solide, salutaire, éclairante. Il nous a paru simplement que la peinture d’une Allemagne maintenue dans une « perplexité brouillonne » et une angoisse chronique, ayant peur de son ombre et se réveillant la nuit au souvenir de la Shoah, accentuait quelque peu l’image qu’ont pu nous laisser, peut-être de façon superficielle, les Teutons de tout âge que nous avons eu l’occasion de rencontrer. L’important, quel que soit l’itinéraire suivi, est après tout de conclure qu’il faut absolument éviter à nos voisins la redoutable solitude dans la grandeur et dans la contemplation d’un Mark symbolique. Message reçu. ♦