Cette chronique est en quelque sorte un point de vue particulier et un complément actualisé de l’article de Sabine Scherer publié dans ce même numéro sur la tragédie du Timor-Oriental.
Asie - Timor-Oriental : l'indépendance dans la douleur
L’arrivée, le 20 septembre 1999, d’une force internationale à Dili (l’Interfet), rend irréversible le processus d’indépendance du Timor-Oriental. Occupé par l’Indonésie depuis décembre 1975, ses habitants avaient eu, le 30 août 1999, à se prononcer sur un projet de vaste autonomie, le « non » signifiant le refus de rester au sein de la république d’Indonésie. Parmi les questions souvent posées, essayons de répondre à certaines d’entre elles : pourquoi Habibie a-t-il proposé ce référendum ? Pourquoi les Timorais ont-ils choisi l’indépendance ? Pourquoi ces carnages ? Que cherche l’armée indonésienne ? Pourquoi l’Onu est-elle intervenue si tard ? Le cas du Timor-Oriental peut-il faire tache d’huile en Asie ?
Les raisons qui ont poussé Jusuf Habibie à proposer ce référendum restent largement inexpliquées. Président intérimaire, il aurait pu laisser ce problème au chef de l’État qui sera élu au mois de novembre. L’aide internationale pour sortir l’Indonésie de la crise financière et économique avait été accordée sous la présidence de Suharto, sans aucune condition concernant le Timor-Oriental. Pendant les émeutes qui avaient marqué la fin de règne du général président, les Timorais s’étaient abstenus de manifester, ne voulant pas offrir à l’armée le prétexte d’une nouvelle répression. À noter cependant qu’Habibie, à qui il faudra rendre justice pour avoir favorisé la démocratisation du pays, y compris la libéralisation des médias, avait pris une mesure d’apaisement en libérant plusieurs indépendantistes, dès le 11 juin 1998, lorsqu’il avait annoncé son intention d’accorder un statut spécial au Timor-Oriental, au sein de la république. Il s’agissait d’octroyer ce statut sans que les populations eussent à se prononcer. C’est alors que les pressions internationales se sont exercées pour qu’il y eût une véritable consultation populaire. Le texte de la proposition d’autonomie, signé le 5 mai 1999, fut laborieusement élaboré entre les autorités indonésiennes et portugaises agissant au nom de l’Onu. Il prévoyait que toute personne de plus de dix-sept ans, née, ou dont les parents étaient nés au Timor-Oriental, pourrait participer au vote, ainsi que les époux des personnes remplissant l’une de ces deux conditions. Se référant aux précédentes décisions de l’Onu qui ne reconnaissait pas l’annexion par l’Indonésie, il fut convenu qu’en cas de vote favorable, l’Organisation reconnaîtrait la souveraineté indonésienne sur le Timor-Oriental qui deviendrait la « région autonome spéciale du Timor-Oriental ». Le gouvernement central se réservait les affaires étrangères et la défense extérieure, gardant, dans ce but, une présence militaire dans la zone spéciale. Cette force militaire ne quitterait ses campements qu’en cas de menace extérieure. Le gouvernement central serait aussi responsable de la monnaie et des douanes, tout en s’engageant à poursuivre son aide au développement de la région. Pour le reste, le gouvernement local aurait eu toute latitude dans les domaines de la sécurité intérieure, de l’économie (à l’exception des produits stratégiques), de la culture, des organisations internationales et sportives… La zone spéciale aurait pu établir des relations avec tous les pays du monde, au-dessous du niveau d’ambassade. Habibie était persuadé que les Timorais seraient satisfaits de cette formule. Lorsqu’il déclara, le 11 février 1999, qu’il souhaitait débarrasser son pays du fardeau timorais avant le 1er janvier 2000, les indépendantistes parurent très embarrassés, déclarant qu’il ne fallait pas précipiter les choses. Une dernière hypothèse est que Yusuf Habibie aurait voulu tendre un piège à l’opposition qui se serait divisée sur la question. Si cela a été le cas, l’opération a échoué.
À tout bien regarder, l’intérêt des Timorais aurait peut-être été de profiter du statut particulièrement favorable que leur offrait l’Indonésie. Il est évident qu’avec une superficie de 14 874 km2 et une population de 850 000 personnes (sans doute diminuée des pro-indonésiens impliqués dans les récentes violences), un Timor-Oriental indépendant, aux ressources insignifiantes, à l’exception de quelques puits de pétrole actuellement conjointement exploités par l’Indonésie et l’Australie, n’est pas très viable. Il est inéluctablement condamné à se mettre sous la protection d’une puissance étrangère. La géographie, et tout simplement l’histoire de ces dernières décennies dans le Pacifique Sud, montrent que ce nouvel État ne pourra survivre qu’en tombant dans la mouvance de l’Australie. Cette dernière, par la voix de son Premier ministre John Howard, n’a guère laissé de doute sur ses ambitions dans la région. Dans un entretien accordé au magazine de Sydney The Bulletin du 22 septembre 1999, il a affirmé que son pays « avait une responsabilité d’intervenir dans cette partie du monde » et qu’il se considérait comme l’adjoint des États-Unis pour y maintenir la paix. Ce fut un tollé en Asie du Sud-Est, en particulier en Thaïlande et, bien sûr en Malaysia. Habibie a-t-il vraiment cru que les Timorais choisiraient librement de lier leur destin à celui des Indonésiens ? C’était sans compter sur leur rejet total et viscéral de l’armée indonésienne, même si, en raison d’un combat bien inégal, les rangs de la rébellion armée ne comptaient que quelques centaines d’hommes. C’est une immense « majorité silencieuse » qui est allée voter massivement (98,5 % des inscrits) le 30 août, pour, à 78,5 %, dire non à l’Indonésie. Même si, géographiquement, le Timor-Oriental appartient à l’archipel indonésien, ni la langue, ni la religion de ce territoire officiellement portugais depuis l’accord du 20 avril 1859 avec les Pays-Bas, ne sont communes. Après le départ des Portugais, le 27 août 1975, une guerre civile éclata entre le Front révolutionnaire pour l’indépendance du Timor-Est (Fretilin) et les quatre autres partis politiques (UDT, Apodeti, Kota et Trabalhista). L’indépendance fut proclamée par le Front le 28 novembre 1975. Les autres partis réagirent le 30 novembre en proclamant le rattachement à l’Indonésie, dont les troupes envahirent le territoire le 7 décembre 1975. On connaît la suite : l’intégration dans la république d’Indonésie le 17 juillet 1976 et le territoire livré en exclusivité à la brutalité de l’armée pendant vingt-quatre ans, avec son cortège de massacres de civils. Par les armes ou la famine, le Timor-Oriental a perdu le quart de sa population sous l’occupation indonésienne.
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