Gendarmerie - L'emploi de la tenue civile par les militaires de la Gendarmerie
Disposition précisée par l’article 96 du décret organique du 20 mai 1903, l’obligation faite à chaque gendarme de revêtir en service son uniforme a fait l’objet, ces dernières années, si ce n’est d’une remise en cause, au moins d’un aménagement pour le moins important. En effet, par l’instruction du 11 mai 1987, la gendarmerie a autorisé le port de la tenue civile — de la tenue bourgeoise disait-on au siècle dernier — pour l’exercice de « certaines missions de police judiciaire » (1). Le règlement de discipline générale dans les armées avait d’ailleurs ouvert une brèche dans ce sens en précisant, dans son article 21, que si le militaire — qu’est le gendarme — est astreint à revêtir en service l’uniforme, le commandement peut « dans certaines circonstances autoriser ou prescrire le port de la tenue civile ».
Justifiée par la nécessité de faire face à l’évolution de la délinquance, l’instruction du 11 mai 1987 permet aux gendarmes d’évoluer de façon efficace, libérés du handicap que peut constituer le port de l’uniforme dans certaines investigations délicates nécessitant une parfaite discrétion (reconnaissances, surveillances, filatures, infiltrations dans certains milieux…). Le port de la tenue civile demeure malgré tout exceptionnel et soumis, à ce titre, à des conditions très particulières. En effet, les gendarmes ne peuvent opérer en civil qu’avec une autorisation préalable, écrite, circonstanciée et nominative, délivrée par le commandant de compagnie, de groupement ou de la section de recherches. Le texte de cette autorisation doit également préciser les dates et lieux de la mission, ainsi que les éléments justifiant le recours à la tenue civile. En outre, si les personnels désignés pour effectuer la mission portent leurs armes de dotation, leur usage est limité au seul cas de la légitime défense. Bien qu’agissant en civil, le gendarme conserve la plénitude de ses prérogatives et doit être en mesure, si les circonstances l’exigent (s’il est amené, par exemple, à procéder à une arrestation ou à prêter main-forte à ses collègues en tenue), de faire la preuve de son appartenance à la gendarmerie, grâce à sa carte professionnelle ou à son habilitation d’officier de police judiciaire. En cas d’intervention en civil, le gendarme doit revêtir (comme le font les policiers en civil) un brassard portant l’inscription « gendarmerie » afin d’être aisément identifié par la population et les autres forces de gendarmerie ou de police.
À la lumière de la jurisprudence, il apparaît que la régularité de l’emploi de la tenue civile par les gendarmes ne puisse être contestée. Ainsi, par un jugement du 11 septembre 1987, la 11e chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Versailles a rejeté la requête en annulation pour vice de procédure déposée par une personne ayant invoqué le port de la tenue civile par des gendarmes lors d’une opération de police judiciaire. Dans cette affaire, les magistrats ont considéré que « l’obligation du port de la tenue militaire n’est aucunement prescrite à peine de nullité par la loi et ne constitue pas une formalité substantielle dont l’omission est susceptible d’entacher d’irrégularité la procédure ». Le Conseil d’État a également rejeté, par une décision du 18 décembre 1992, la requête présentée par le Syndicat national autonome des policiers en civil demandant l’annulation pour excès de pouvoir de l’instruction du 11 mai 1987, au motif que l’organisation syndicale ne pouvait justifier d’un intérêt pour agir, puisque « cette instruction qui est relative à l’organisation et au service de la gendarmerie nationale ne porte en elle-même aucune atteinte aux droits que les fonctionnaires des services de police tiennent de leur statut, ni aux prérogatives des corps auxquels ils appartiennent ».
Cette faculté pour les gendarmes de recourir à la tenue civile n’en a pas moins donné lieu à de nombreuses controverses. Pourtant, en fait de révolution, ce texte n’avait pour objet que de réglementer des procédés d’investigation déjà utilisés depuis plusieurs années, et de manière plus ou moins officieuse, dans certaines unités de recherches. Après qu’une polémique eut opposé Robert Pandraud et André Giraud, alors respectivement ministre délégué chargé de la Sécurité et ministre de la Défense, les syndicats de policiers ont tiré à boulets rouges sur cette mesure, présentée comme dangereuse pour les libertés individuelles et susceptible d’entraîner des méprises (des « bavures ») en raison du risque pour les policiers, comme pour tout autre citoyen, de se trouver sans le savoir en présence de gendarmes « déshabillés ». Cette mesure mit alors le feu aux poudres dans un climat, il est vrai, de véritable « guerre des polices » alimentée, depuis 1982, à la fois par l’arrivée tonitruante dans l’entourage du président de la République des « supergendarmes » supplantant les policiers dans la protection rapprochée du chef de l’État (avec la création du GSPR) et leur disputant le monopole de la lutte contre le terrorisme (jusqu’au camouflet subi par le GIGN lors de l’affaire des « Irlandais de Vincennes »), mais aussi par les accrocs de la concurrence police-gendarmerie lors de certaines affaires judiciaires. Dans cette perspective, une commission présidée par Jean Cabannes, premier avocat général à la Cour de cassation, fut constituée afin de proposer les mesures nécessaires pour mettre un terme à cette « guerre des polices » ou, tout au moins, organiser la concurrence entre police et gendarmerie. Dans son rapport remis le 19 février 1988 au Premier ministre, la commission Cabannes considérait le port de la tenue civile par les enquêteurs de la gendarmerie comme parfaitement normal et préconisait alors que cette disposition fût maintenue.
Comme bien souvent dans la solution technocratique des tensions sociales, la création de cette commission consultative eut pour conséquence d’apaiser quelque peu les passions, même si les incidents de Draveil (Essonne) ont montré alors combien les controverses sur le port de la tenue civile par les gendarmes étaient loin d’être éteintes. Le 8 février 1989, trois gendarmes en civil de la brigade de Brunoy effectuant une « planque » devant un établissement bancaire de la commune de Draveil, à bord d’un véhicule banalisé (muni de fausses plaques) prêté par un garagiste, furent interpellés sans ménagement par une dizaine d’inspecteurs de police de l’antenne de police judiciaire d’Évry, alertés par un passant dont l’attention avait été attirée par le comportement suspect des trois gendarmes. Coup de main prémédité ou non par des policiers souhaitant donner une bonne leçon aux gendarmes, bavure inévitable en raison de la présence simultanée de policiers et de gendarmes en civil sur le même territoire (quand ce n’est pas pour les mêmes enquêtes), ou bien alors incident de frontière, révélateur du caractère conflictuel de la concurrence entre police et gendarmerie, les événements de Draveil ont fourni une illustration saisissante des tensions et des incompréhensions produites par cette tendance à la « policiarisation » de la gendarmerie. Ainsi, si les syndicats de policiers réclament depuis longtemps la démilitarisation de la gendarmerie, ils voient dans le même temps d’un très mauvais œil cette institution, tout en demeurant attachée à son appartenance aux forces armées, se comporter de plus en plus comme une authentique institution policière.
Malgré son caractère logiquement exceptionnel, le service en uniforme demeurant la règle de l’action du gendarme, la possibilité pour ce dernier de ne pas revêtir son uniforme a pu être analysée comme une forme de remise en cause du caractère militaire de la gendarmerie. Si, pour ce dernier, l’état militaire ne se limite pas, comme l’indiquent ses valeurs professionnelles, au port en service de l’uniforme, il est possible de se demander si le gendarme en civil effectuant une filature ou une « planque » dans une voiture banalisée est encore un militaire pas comme les autres, s’il est encore un gendarme, s’il n’est pas devenu… un policier. Sur un autre plan, en dépit des inconvénients qu’il entraîne dans les investigations délicates, l’uniforme garantit cette indépendance à l’égard des pouvoirs que procure l’action effectuée aux yeux de tous. Le port de l’uniforme est, en effet, le moyen infaillible de préserver l’institution de toute mission occulte « de nature à lui enlever son caractère véritable », comme le précise l’article 96 du décret de 1903. Permettant une identification immédiate du gendarme, l’uniforme est ainsi une composante irréductible de l’action de la gendarmerie, de sorte que toute action effectuée en tenue civile s’éloigne quelque peu de ce qui fonde la particularité de l’institution pour devenir la manifestation d’une « policiarisation » de plus en plus effective et aux conséquences de moins en moins maîtrisables.
Par-delà les controverses juridiques ou doctrinales, les interrogations les plus légitimes et les critiques les plus acerbes, il est toutefois possible, avec plus d’une douzaine d’années de recul, de constater que cet emploi de la tenue civile n’a guère donné lieu à des incidents et autres bavures susceptibles de remettre en cause sa validité et son opportunité. Si les objections d’altération de l’identité institutionnelle demeurent, l’observation révèle, en effet, un recours relativement limité et hiérarchiquement contrôlé de cette possibilité, qui, pour l’essentiel, concerne plus particulièrement les unités de recherches. ♦
(1) Instruction n° 11900 du 11 mai 1987 du bureau organisation et emploi de la direction générale de la gendarmerie nationale, approuvée le 22 avril 1987 par une note du ministre de la Défense.