Le sablier du siècle
Sous ce titre, qui évoque probablement l’inexorable déroulement du temps pour cet observateur incomparable, engagé depuis près d’un siècle dans l’histoire de notre pays, le général Gallois nous livre, enfin, ses mémoires, ou plus exactement, comme le précise un sous-titre de la page de garde, ses « témoignages » sur les épisodes les plus marquants de cette histoire à laquelle il a été mêlé de très près.
Il ne peut être question de tenter de résumer ici un ouvrage aussi dense, puisqu’il comporterait certainement près de mille pages s’il n’avait pas été imprimé en très petits caractères. Aussi nous bornerons-nous à appeler l’attention de nos lecteurs, intéressés par la géopolitique et la stratégie comme le veut la vocation de cette revue, sur les chapitres qui en traitent plus particulièrement. Il convient qu’ils sachent aussi que ces mémoires se lisent comme un roman, car il s’agit du récit de la vie particulièrement aventureuse d’un homme qui a toujours été avide de tout savoir et de tout comprendre, et qui en outre, ce qui est moins connu, est un authentique artiste. En effet, la première vocation de Pierre Gallois a été le dessin, la peinture et la décoration, comme il le raconte, lorsque encore tout jeune homme, à l’époque du lycée, puis de la faculté de droit, il s’est passionné pour la publicité lumineuse alors naissante, sous l’impulsion de Jacopozzi, ce « mage de la lumière ». Ainsi a-t-il participé alors lui-même, et de façon parfois acrobatique, à la mise en place des ampoules électriques colorées sur la Tour Eiffel ou sur les magasins du Louvre notamment. Depuis, notre ami est resté un peintre éblouissant dans les motifs en « trompe-l’œil », même géants comme en témoigne une des illustrations de son livre. Finalement, c’est la vocation d’aviateur qui l’emporta, et ainsi le capitaine Gallois, en escadrille au Maroc lors du débarquement américain en Afrique du Nord, rallia la France libre, pour participer dans la RAF aux bombardements sur la « Vallée heureuse », comme l’a appelée son ami Julius, c’est-à-dire Jules Roy, et « châtier ainsi l’occupant » ; ce qui lui permit également, lors des périodes de repos toutes les six semaines, de décorer le mess de sa formation avec des paysages évoquant les plus beaux monuments de Paris, « d’avant l’occupation ». Il nous raconte aussi ses débuts de journaliste à Londres – autre vocation qu’il poursuivra activement et brillamment jusqu’à nos jours –, lorsqu’il participa comme rédacteur à la revue France Libre, plutôt contestataire, sous la direction d’André Labarthe et de Raymond Aron.
Puisque nous avons décidé de nous en tenir aux seuls témoignages qui apportent un éclairage nouveau sur l’Histoire – avec un grand H –, le premier épisode qui retient particulièrement l’attention est celui de la reconstitution de notre armée de l’air, immédiatement après la guerre, car Pierre Gallois en fut un artisan très actif en tant que chef de cabinet du général Léchères, alors chef d’état-major général, puis comme membre du cabinet de Jules Moch, ministre de la Défense Nationale. C’est en effet à leurs initiatives qu’après les illusions sans lendemain des « plans » Tillon et Gérardot, furent mises au point d’audacieuses innovations législatives et financières qui aboutiront, en 1950, au « Premier plan quinquennal des constructions aéronautiques ». Il en résulta d’abord des ambitions démesurées pour le développement de notre armée de l’air, puisqu’en 1952 lors de la conférence de Lisbonne, le général Léchères proposa à l’Otan une programmation, dite « Plan VIII », qui prévoyait le déploiement futur par la France de près de 3 000 avions de combat et de transport militaire. Ensuite, devant les impossibilités budgétaires, il fallut en rabattre, et des démarches, d’ailleurs assez vaines, furent alors entreprises pour obtenir une aide financière américaine, et organiser une coopération européenne en vue de réaliser un nouveau plan dit « aménagé ». Ces désillusions et, nous nous permettons d’ajouter, nos difficultés chroniques dans le domaine de la motorisation, n’empêchèrent cependant pas des réalisations significatives en qualité, puisque l’étude du Mirage IV, notre futur bombardier atomique, fut lancée en 1956 et son prototype commandé en 1957.
Le second épisode particulièrement intéressant, du point de vue historique, des mémoires de Pierre Gallois est celui qui traite de sa participation à la planification de la stratégie de défense de l’Europe par l’Otan, dans ses débuts, c’est-à-dire de 1953 à 1957. Tout en continuant à appartenir (de nuit) pendant les deux premières de ces années, au cabinet de René Pleven, alors ministre de la Défense Nationale, il fut en effet aussi (de jour) membre du New Approach Group de Saceur, le commandant suprême de l’Otan en Europe, qui siégeait alors à Rocquencourt. Il s’agissait d’une petite équipe de 4 colonels, dits les Hots Colonels (2 Américains, 1 Britannique et 1 Français), qui était chargée de mettre au point une nouvelle stratégie de défense de l’Europe afin de tenir compte de l’avènement de l’arme atomique (en 1952 Saceur disposait déjà à cet effet de 80 têtes nucléaires de 20 kilotonnes). Notre auteur nous décrit alors, de façon passionnante, l’ambiance qui régnait au plus près des grands chefs alliés de l’époque : Montgomery, Grünther et Norstad ; et il conserve une particulière admiration pour ce dernier, ce qui l’amène à raconter, avec amertume, les circonstances assez scandaleuses de son limogeage par Kennedy et McNamara, assistés de leurs « têtes d’œuf », pour avoir été trop compréhensif des préoccupations européennes en matière nucléaire. Précisons qu’il nous donne à cette occasion des éclairages sur la stratégie révolutionnaire mise au point par le New Approach Group, d’autant plus intéressants que les documents Nato Cosmic Top Secret qui les officialisaient ont maintenant été déclassifiés.
Le troisième aspect de la longue et si active carrière de Pierre Gallois que nous sommes tous avides de mieux connaître est, bien entendu, celui de sa « campagne pour l’atome national » et pour « la dissuasion pure et dure », dont il a été le prophète incontesté, ainsi que le magister incomparable, toujours assisté de ses tableaux illustrés et de son pointer, lesquels valent toujours mieux, nous déclare-t-il après une si longue expérience, que tous les beaux discours. Dans son livre, il raconte parfois avec humour certains épisodes de ce travail de missionnaire qui ont, là encore, une valeur historique ; comme le briefing qu’il fit de nuit à l’hôtel Lapérouse au général de Gaulle en mai 1956, c’est-à-dire deux ans avant son retour au pouvoir. Il nous raconte aussi les contacts qu’il a eus à la même époque pour tenter de convaincre « l’insaisissable » Edgar Faure, puis avec Guy Mollet, beaucoup plus réceptif, et enfin avec Jacques Chaban-Delmas ministre de la Défense Nationale dans le gouvernement Félix Gaillard, quant à lui d’autant plus convaincu qu’il signait en même temps un protocole secret avec Franz Josef Strauss, son collègue de la République fédérale, envisageant une coopération des deux pays, ainsi que celle de l’Italie, pour le développement en commun de l’arme nucléaire. Il nous fait savoir aussi que la perception qu’il a eue de la révolution stratégique entraînée par « le fait atomique » fut légèrement antérieure à celle que l’amiral Castex publia dans cette revue en octobre 1945, c’est-à-dire moins de deux mois après Hiroshima, sous le titre modeste « Aperçus sur l’arme atomique », puisque notre ami lui avait adressé auparavant une étude sur les résultats des bombardements stratégiques de l’Allemagne auxquels il venait de participer, et qui concluait dans le même sens. Faut-il le rappeler, l’ouvrage majeur du général Gallois sur ce sujet, le premier de l’espèce en France, paraîtra dès 1960, avec une préface de Raymond Aron. Depuis, après avoir été le prophète de la stratégie de dissuasion nucléaire adaptée au cas français, notre ami, comme l’on sait, n’a jamais cessé d’en être l’apôtre diligent, en même temps que le gardien vigilant.
Si nous en avions la place, il faudrait aussi évoquer les souvenirs du général Gallois sur Marcel Dassault, dont il a été pendant plus de vingt ans le collaborateur intime et pour lequel il conserve une grande admiration sur le plan humain. Cependant, c’est surtout sa carrière prodigieuse de journaliste, d’écrivain et de conférencier en géopolitique et en stratégie qu’il convient de rappeler ici, puisqu’il a publié, sous son nom ou sous une dizaine de pseudonymes, certainement plusieurs milliers d’articles et une quinzaine de livres, et qu’il a, par ailleurs, enseigné à l’Institut des hautes études de défense nationale et à la Sorbonne, mais aussi conférencé partout à travers le monde ; et il continue à le faire, dans les principaux centres d’études étrangers traitant de relations internationales et de stratégies. Ses engagements les plus récents, souvent contestataires, sur les événements survenus en Irak, en Bosnie et au Kosovo, sont certainement connus de nos lecteurs, car ils ont été exprimés dans plusieurs ouvrages qui ont fait sensation, ainsi que dans des émissions sur les réseaux radiophoniques de grande diffusion. Notre ami est devenu ainsi le « Cassandre » du déclin de notre pays, puisque pour lui la France risque de « sortir de l’histoire », comme il l’évoque dans le titre de l’un de ses plus récents ouvrages que nous avons eu le privilège de présenter aux lecteurs de cette revue (1). Pierre Gallois, il faut le savoir pour le mieux comprendre, aime notre pays plus que tout et il ne peut pas se consoler de le voir perdre sa « grandeur » d’antan ; et cela, estime-t-il, au profit de l’Allemagne, qui serait, pour lui, en train de devenir la nouvelle « superpuissance européenne ». Dans le premier chapitre de ses mémoires, il évoque un épisode de son enfance pendant la Grande Guerre, lorsque sa nourrice le penchait à la fenêtre pour qu’il aperçoive les « Gothas » survolant Paris. Nous-même, et à la même époque, notre mère nous faisait descendre à la cave pour nous protéger de la « grosse Bertha » qui tirait également sur Paris. Cependant, comme nous l’avons écrit en présentant son dernier livre, nous avons connu notre « chemin de Damas » à l’époque de la CED et décidé, désormais, d’œuvrer pour la réconciliation franco-allemande. Depuis, nous nous refusons à avoir encore peur de l’Allemagne ; c’est pour nous, avouons-le, un acte d’espérance, sinon encore un acte de foi. Nous divergeons donc tous les deux sur ce sujet, mais Pierre Gallois n’en reste pas moins, jusqu’à nos derniers jours, celui que nous admirons tant et notre « ami de toujours ». ♦
(1) La France sort-elle de l’Histoire ? ; L’Âge d’Homme, 1998 ; présenté dans la rubrique « Bibliographie » de Défense Nationale, janvier 1999.