Gendarmerie - La Gendarmerie : une force policière
Considérer la gendarmerie comme une force policière suppose de concevoir le terme de « police » dans son sens fonctionnel, celle-ci désignant alors toute institution qui contribue, selon des règles d’organisation et des modalités de fonctionnement pouvant être fort diverses, à l’exercice des fonctions de police. En effet, comme a pu l’écrire David H. Bayley, précurseur de la sociologie des institutions policières, « la police est une organisation autorisée par une collectivité pour réguler les relations sociales internes en recourant si nécessaire à la force physique. Par conséquent, lorsque le mot police est utilisé, il doit être pris dans le sens d’une fonction particulière et non comme un groupe donné d’individus » (1).
Sans méconnaître le caractère fondamentalement militaire de la gendarmerie, il est apparu opportun d’apporter quelques repères sur la fonction policière exercée par cette institution atypique. Il s’agit, en effet, de préciser en quoi, au même titre d’ailleurs que la police nationale, la gendarmerie constitue objectivement une force policière à part entière, ce qui peut se révéler particulièrement utile dans le contexte actuel d’interrogations, de tensions provoquées par les tentatives de mise en œuvre du rapport Carraz-Hyest et par la déplorable affaire de l’incendie de la paillote de Cala d’Orzu, exploitées sans vergogne par ceux qui, pour de sombres mobiles idéologiques ou corporatistes, préconisent la dissolution de la gendarmerie dans un corps de police (civil) unique, au motif d’une prétendue incompatibilité, dans une démocratie pluraliste, entre organisation militaire et fonction policière.
Sur un plan général, la police peut se définir comme une activité de régulation sociale coercitive, organisée de manière rationnelle et permanente, en vue de maintenir, par le recours à des forces et à des techniques spécifiques, l’ordre public dans une société. Précisant la nature, les moyens et la finalité de l’activité policière, cette définition purement opératoire permet de mettre en relief les principaux éléments qui concourent à faire de la gendarmerie une force policière.
Si la police ne semble pas disposer de la plénitude du monopole légal de la force physique, elle constitue malgré tout le vecteur privilégié de la mise en œuvre d’un pouvoir de contrainte qui, comme l’a montré Max Weber, est l’essence, la justification et le principal instrument de l’organisation étatique. Pour ce qui est de la gendarmerie, le fondement de cette activité de régulation sociale coercitive réside dans l’ordonnance du 26 janvier 1536 par laquelle le roi François Ier étendait la compétence des prévôts des maréchaux aux crimes et vols de grand chemin, une décision qui constitue le point de départ de la codification et de l’extension des missions de police de la maréchaussée.
À la veille de la Révolution, ses compagnies arpentaient les chemins du royaume à la recherche des voleurs, assassins, incendiaires, nomades, mendiants et vagabonds, braconniers et autres duellistes. La loi du 16 février 1791 instituant la gendarmerie, ainsi que les différents textes régissant son organisation et son service, ont sans cesse réaffirmé le caractère fondamental de son activité policière.
« Particulièrement destinée à la sûreté des campagnes et des voies de communication », selon l’article premier du décret du 20 mai 1903, la gendarmerie est une force rurale de police, et non de police rurale, dont le service a pour objet, selon l’article 148 de ce texte, « d’assurer constamment sur tous les points du territoire l’action directe de la police judiciaire, administrative et militaire ». Depuis le Code de brumaire an IV, la doctrine et la pratique juridiques opèrent, en effet, une distinction entre la police administrative visant à prévenir les infractions et la police judiciaire destinée à les réprimer en livrant leurs auteurs à la justice. Application de la théorie de la séparation des pouvoirs, cette distinction, qui permet de définir le domaine de responsabilité et de compétence contentieuse de chaque ordre de juridiction, conduit à scinder l’activité policière en deux volets situés en amont et en aval de la transgression de la règle de droit.
Les missions de police administrative et de police judiciaire représentent respectivement 50 % et 40 % de l’activité totale de la gendarmerie, qui, compte tenu des répartitions de compétences avec la police nationale, a la responsabilité de la sécurité publique dans environ 95 % du territoire et au profit de 50 % de la population. Elle traite en moyenne chaque année près de 25 % des crimes et délits constatés, ainsi que 40 % des accidents de la circulation.
L’activité policière de la gendarmerie nécessite également le recours à des forces et à des techniques spécifiques. Pendant très longtemps, les brigades ont constitué la seule structure territoriale polyvalente chargée de l’activité de police confiée à la gendarmerie. Installée généralement au chef-lieu de canton, la brigade territoriale est demeurée la cellule de base de son action quotidienne, le lieu privilégié d’exercice de sa finalité particulière. Au cours du XXe siècle, la gendarmerie a accentué son implantation dans le domaine de l’activité policière par un mouvement de modernisation et de spécialisation. Celui-ci lui a permis de disposer de forces policières spécialisées avec la création des pelotons mobiles de gendarmerie pour les troubles collectifs à l’ordre public (1921), des brigades motocyclistes pour la police de la route (1949), des brigades de recherches pour la police judiciaire (1961), du GIGN pour la lutte antiterroriste et la neutralisation d’individus dangereux (1974) ou des PSIG pour la surveillance et l’intervention (1975). Dans l’accomplissement de cette activité policière, la gendarmerie met en œuvre des techniques spécifiques, faisant appel à des procédures et des moyens déterminés. Ainsi, pour l’exercice des missions de police judiciaire, dans le cadre juridique défini par le Code pénal, le Code de procédure pénale et le décret du 20 mai 1903, les gendarmes, officiers ou agents de police judiciaire, disposent, pour mener à bien leurs enquêtes, procéder à des constatations, à des auditions ou encore à des interpellations, de tout un matériel de police technique et scientifique, qu’il s’agisse des mallettes de police judiciaire, des fichiers de recherche informatisés ou encore des objets de sûreté et moyens de protection contre les malfaiteurs (gilets pare-balles, conteneurs à aérosol lacrymogène, boucliers d’approche, casques…).
La finalité de l’action policière de la gendarmerie réside enfin dans la prévention et la répression des atteintes à l’ordre public, réalité difficilement saisissable qui apparaît à la fois comme l’incarnation du pouvoir de contrainte monopolisé par l’État, mais aussi comme la manifestation du besoin de stabilité et de sécurité du système social. Cette ambivalence se traduit dans la définition de l’activité policière donnée par les rédacteurs de normes juridiques, qui prennent soin généralement d’adjoindre au maintien de l’ordre public, associé à l’image de l’emploi de la force et des limitations aux droits du citoyen, la préservation plus consensuelle de la sûreté, de la liberté ou de la loi. Émanation du système social, la police se trouve placée, à travers le prisme de l’ordre public, au service des structures de pouvoir mises en place au sein de l’appareil d’État.
Servant tour à tour la monarchie, la république et l’Empire, la gendarmerie devait attendre près d’un siècle pour que soit définitivement consacrée cette finalité légaliste, indissociable du caractère de force publique qui lui est reconnu par la loi du 16 février 1791. Au cours de cette période, durant laquelle les régimes politiques se succédèrent au gré des guerres et des révolutions, la gendarmerie ne s’est pas cantonnée au strict exercice du maintien de l’ordre public, en se voyant confier notamment des missions de police politique. Outre le rôle ingrat de « mouchard » et de cheville ouvrière de la répression menée contre les opposants au régime, ces missions souvent secrètes conduisirent l’institution sur le chemin tortueux de l’arbitraire. L’avènement de la IIIe République a eu pour effet de circonscrire cette activité à la police de prévention (police administrative) et de répression (police judiciaire) des infractions à la loi pénale. La reconnaissance de ce caractère légaliste de l’activité policière coïncide avec l’âge d’or de la gendarmerie, l’idéologie républicaine reconnaissant à la force publique un rôle essentiel dans la préservation de l’État de droit. Cette période décisive dans l’histoire politique et sociale de la France a jeté les bases de la fonction policière exercée aujourd’hui par la gendarmerie. ♦
(1) « The Police and Political Development in Europe », dans Charles Tilly : The Formation of National States in Western Europe ; Princeton University Press, 1975.