Défense dans le monde - Renseignement et drone : une synergie d'avenir
« Et pourtant elle tourne », avait, paraît-il, marmonné Galilée face à ses juges après avoir démenti que la Terre tournait sur elle-même. Les esprits n’étaient pas prêts à remettre en cause le dogme qui faisait de notre planète le centre immobile de la création.
« Et pourtant ils volent », peut-on écrire, toute proportion gardée. Les drones sont là, la technique aussi à la fois perfectionnée et balbutiante. Leur potentiel est immense, la crainte qu’ils inspirent aussi. Les charges utiles de plus en plus miniaturisées et automatisées qu’ils emportent remplaceront probablement avantageusement l’homme à terme dans les missions de longue durée, fastidieuses, routinières ou dangereuses. Sera-t-on plus rentable, plus efficace ? En un mot, est-il souhaitable, pour le renseignement, composante essentielle de la défense, de se doter de drones ?
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Global Hawk, Darkstar, Pathfinder, Hermès, Predator, Harpy, Pointer… Cet inventaire de noms étranges à la Prévert, connus des initiés, recouvre une petite portion d’une large gamme de drones aux capacités très différentes.
Le premier, plus gros qu’un avion de chasse et dont l’envergure est celle d’un Airbus, peut traverser l’Atlantique à 20 000 mètres d’altitude et demeurer jusqu’à 38 heures en vol autonome ou télécommandé depuis un bureau du Pentagone via un satellite. Le dernier tient dans la main d’un fantassin et peut évoluer une dizaine de minutes dans un rayon d’un kilomètre. Le Darkstar est furtif, le Pathfinder vole grâce à l’énergie solaire à plus de 25 000 mètres d’altitude, le Harpy détecte, localise et attaque les radars en émission.
Israël et les États-Unis ont une avance technologique mondialement reconnue dans le domaine. Cependant, un nombre croissant de petites nations se montrent innovantes en appliquant des technologies civiles avancées à des fins militaires. Forte de sa tradition aéronautique et d’un important potentiel industriel en pleine restructuration, la France n’est pourtant présente que dans le domaine des drones tactiques de courte portée avec, par exemple, le Pivert-CL289 (Aerospatiale - Dornier - Bombardier), le Crécerelle et ses dérivés Sperwer et Uglan (Sagem), ou le Fox MLCS (CAC systèmes).
Toutefois ces programmes constituent certainement les « Éole » de l’ère des drones. En effet, il ne faut pas se leurrer : les futurs drones seront au moins aussi chers et perfectionnés que les avions aujourd’hui. Le véhicule aérien, ou drone, est l’élément le plus visible, mais les charges utiles embarquées, les liaisons de données, et surtout le segment sol qui permet de planifier les vols, de suivre leur bon déroulement, de recevoir et d’exploiter les informations, sont d’une grande complexité à mettre en système. Il faudra aussi pouvoir tenir compte d’une circulation aérienne militaire et civile avec les mêmes normes de sécurité que les autres aéronefs, ce qui nécessitera à terme l’intégration, par exemple, d’un IFF et d’un T-CAS (1). Les normes internationales de fabrication aéronautique devront être respectées. Les économies substantielles seront essentiellement réalisées sur la formation et l’entraînement.
Cependant, c’est surtout dans la recherche d’une efficacité accrue qu’il faudra œuvrer. L’acquisition d’un drone de renseignement dépendra moins de son prix que du choix entre l’indépendance et l’achat sur étagère de plates-formes américaines. La prise en compte des contraintes budgétaires et du fait médiatique conduit à s’appuyer sur des matériels de haute technologie pour viser l’économie des moyens et le risque minimal, tout en étant efficace. La plus grosse erreur serait de considérer les drones comme des jouets perfectionnés et immatures auxquels on prêterait une attention distraite.
En effet, l’enjeu est gigantesque. Il s’agit ni plus ni moins de la défense de la France et de l’Europe après le Rafale et l’EFA. Cette future défense se conçoit aujourd’hui. Le Rafale et l’EFA sont là pour 40 ans. Que faire de l’intelligence et du savoir-faire concentrés dans les bureaux d’études de l’industrie aéronautique européenne ? Les capacités des drones, utiles dès maintenant dans le renseignement, sont les premières marches accessibles à courte échéance (10 ans) avant de s’orienter éventuellement, en Europe dans 20 ou 30 ans, vers une défense généralisée à base de drones multimissions issus de la fusion d’un Rafale et d’un EFA. Le premier appel d’offres a été lancé à l’automne 1998 auprès d’avionneurs américains pour des études de concept d’UCAV (Unmanned Combat Air Vehicle).
On peut comprendre les interrogations et les inquiétudes légitimes que suscite une révolution culturelle de cette ampleur. La transition à accomplir est considérable. L’intelligence serait dans le système d’arme télépiloté depuis le sol, et non plus dans le vecteur chargé, dans l’avenir, de transporter des armes possédant une grande précision finale. L’homme resterait cependant dans la boucle pour opérer des choix et prendre des décisions derrière des consoles dans un poste de commandement.
Les trois obstacles majeurs à surmonter sont, d’abord de trouver les fonds nécessaires aux recherches et à la fabrication de prototypes (il s’agit probablement de plusieurs milliards d’euros), puis de vaincre les réticences psychologiques, et enfin de résoudre les problèmes techniques et opérationnels déjà largement défrichés par les Américains et les Israéliens.
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Le temps paraît venu, pour les décideurs politiques, militaires et industriels européens, d’unir leurs efforts pour faire naître, sur le Vieux Continent, le vecteur sans pilote capable de tenir l’air des dizaines d’heures, déployable à l’autre bout du monde et suffisamment modulaire pour pouvoir emporter les charges utiles suivantes :
– Équipements photographiques et vidéo ;
– Caméra thermique bandes 2 et 3 ;
– Liaison de données numériques grand débit à vue ou par satellite ;
– Radar SAR-MTI ;
– Senseurs détecteurs de mines ;
– Relais de communication-liaison de données ;
– Désignateur laser ;
– Équipements de détection chimique et biologique ;
– Équipement d’écoute et d’analyse des émissions électromagnétiques ;
– Détecteur de départ de missile et participation à la défense antimissiles ;
– Brouilleur stand off.
On peut objecter qu’il n’est pas raisonnable de se fier à des systèmes très dépendants de moyens de transmissions, mais, sans ces derniers, il n’est déjà plus possible aujourd’hui d’accomplir les missions aériennes classiques. La fiabilité et la protection des communications iront en s’accroissant, tandis que, en cas de nécessité, le vol et le retour programmés du drone sont déjà une réalité.
De toute façon, la supériorité militaire change de nature et repose de plus en plus sur la maîtrise de l’information. Elle seule autorise une appréciation souveraine des situations, permet l’autonomie de décision tant au niveau politique que stratégique ou opératif, et assure un emploi approprié des moyens.
Malgré des ressources humaines et financières comptées, la naissance de l’Europe industrielle et militaire permet dorénavant d’établir de nouveaux équilibres dans une cohérence d’ensemble visant à optimiser notre capacité opérationnelle. Le monde du renseignement européen pourrait ainsi disposer de puissants moyens de recueil autonome de renseignements, capables d’intervenir rapidement partout dans le monde.
Pour peser dans une coalition, il faut disposer des moyens de savoir pour agir conformément aux objectifs fixés. À l’heure où la France et l’Europe souhaitent jouer un rôle actif dans la conduite d’opérations multinationales, les capacités de renseignement seront encore plus nécessaires. Qui détient celles-ci possède la clé du combat : les armes chirurgicales les plus redoutables ne servent à rien sans les moyens les plus perfectionnés du renseignement militaire stratégique et tactique.
Or, les missions du renseignement correspondent déjà bien aux possibilités des drones fabriqués aujourd’hui, notamment dans l’imagerie et l’écoute. Notre potentiel industriel nous permet d’être exigeants dans ces domaines et il serait regrettable que cette voie prometteuse ne soit pas explorée très attentivement avec des moyens importants ; mais aussi, fabriquer le grand drone européen du renseignement aux capacités ambitieuses pour les années 2010 serait une excellente façon de franchir la première étape vers une éventuelle défense européenne à base de drones, après le Rafale et l’EFA dans 30 ans.
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Si l’Europe n’y prend garde, elle pourrait commettre une erreur stratégique en négligeant ce domaine naissant de l’aéronautique au potentiel très vaste. Nous serions alors commercialement et militairement marginalisés par les États-Unis, voire les Israéliens, dans le domaine de l’aéronautique de combat si les drones se révélaient à la hauteur des espérances placées en eux. Il s’agit de ne pas manquer le créneau de la technologie de ceux-ci, dans le renseignement dans un premier temps, puis dans la construction d’une future défense aérienne commune reposant, au moins partiellement, sur des drones. ♦
(1) IFF : système d’identification ami-ennemi. T-CAS : système embarqué anticollision.