Défendre l’Europe ; La tentation suisse
Il y a maintenant plus de dix ans, nous avions présenté dans cette revue un ouvrage très intéressant du même auteur, qui analysait comment notre pays s’est peu à peu constitué par rapport à l’étranger, et le rôle de la diplomatie dans cette prise de conscience de notre indépendance nationale (1). Nos lecteurs savent donc que Bernard de Montferrand est un distingué diplomate, et aussi un brillant analyste des problèmes de relations internationales dans leur perspective historique.
Aujourd’hui, précisons discrètement que, après avoir été le conseiller diplomatique de très hauts personnages de l’État, il est ambassadeur dans un pays d’Europe qui a joué un rôle très important dans la création, puis dans l’évolution de l’entité politique européenne, et où, par conséquent, notre auteur se trouve dans un observatoire incomparable pour juger du passé et du présent de ce processus, et, par suite, pour nous faire profiter de ses réflexions sur l’avenir d’une Europe de la défense, qu’il appelle de ses vœux. Le titre de son ouvrage l’annonce d’ailleurs clairement, alors que son sous-titre : La tentation suisse, évoque qu’elle pourrait être, pour lui, la conséquence de l’échec de ce grand dessein ; sans pour autant, a-t-il tenu à souligner dans une postface, que cette évocation puisse « être prise comme une critique de la Suisse », non plus, ajoute-t-il « comme une charge contre les États-Unis » (puisque le lien permanent avec eux n’a cessé de faire obstacle à la constitution d’une Europe de la défense).
Dans son introduction, Bernard de Montferrand dresse un rapide état des lieux de ce projet, en constatant que la réaction de la plupart des Européens est : à quoi bon faire un effort de défense si un autre accepte de s’en charger ? Et c’est ainsi que se manifeste, pour lui, la « tentation suisse », c’est-à-dire « celle de se tenir à l’écart des grandes décisions du monde ». « Sans compter, ajoute-t-il, que la Suisse elle-même, à la différence de l’Europe, n’est pas protégée par un tiers et s’est dotée d’une défense d’une qualité exceptionnelle ». Et de souligner rapidement, puisqu’il y reviendra, que tant pendant la guerre froide que depuis, il est apparu que « les intérêts européens et ceux de l’Amérique ne se chevauchaient pas toujours », et que « le monde exprime aujourd’hui un besoin d’Europe pour son bon équilibre ». Enfin, il apparaît à notre auteur que, « plutôt que de vouloir occulter (les) volontés nationales, (un) nouveau dynamisme de l’Europe peut venir de leur judicieuse combinaison » ; et aussi que « la monnaie et la défense seront davantage encore, dans les années à venir, le véritable test de notre continent ». Et de poser alors les questions auxquelles il va s’efforcer de répondre par la suite : 1. La construction européenne menace-t-elle l’existence de l’Alliance atlantique ? 2. L’Europe risque-t-elle de porter atteinte à l’efficacité militaire des Alliés ? 3. Les Européens sont-ils capables politiquement de prendre en main, dans la fidélité à l’Alliance, leurs responsabilités dans le domaine de la sécurité et de la défense ? 4. Enfin, les Européens ont-ils les moyens financiers et matériels de retrouver, pour le meilleur avantage de leurs alliés, leur autonomie stratégique ? On aura compris que l’intention de l’ouvrage est de répondre positivement à ces questions, et que, d’après son auteur, la nouvelle donne stratégique offre aux États membres de l’Union européenne une occasion historique à saisir.
Pour montrer que le monde a effectivement changé, Bernard de Montferrand va analyser en détail, d’abord le déroulement de la guerre du Golfe, puis celui de la crise de l’ex-Yougoslavie, dont il tire ses conclusions quant à « la vraie nature de l’Otan », et sur « les traits les plus profonds de notre nouvel environnement international » dont il lui paraît que les Européens n’ont pas tiré les conséquences. Moyennant quoi, pour lui, l’Europe continue à être « pensionnée de l’Amérique », comme elle l’a été pendant la guerre froide. Suit alors une histoire détaillée de l’Otan, dans laquelle, comme il arrive souvent à ceux qui ont vécu des événements historiques, on ne les reconnaît pas toujours lorsqu’ils sont racontés par des historiens ; soit que ceux-ci aient eu connaissance par des documents « déclassifiés » du « dessous des cartes », soit aussi qu’ils reproduisent les idées reçues de leurs prédécesseurs : tel est le cas par exemple, pour nous, des jugements portés par l’auteur sur le Standing Group, l’échec de la CED, la naissance de l’UEO, alors que nous sommes d’accord sur ceux tirés de la crise de Suez.
Peu importe, la vraie question de notre époque est alors posée dans ces perspectives historiques : « L’Alliance sécurité ou l’Alliance pouvoir » ; une « Alliance sans ennemis » : une « Alliance sans missions précises » ; enfin et surtout, l’auteur y insiste à juste titre, une « Alliance sans objectifs politiques ». Il semble espérer que le nouveau « concept stratégique » qui sera adopté à l’occasion de son cinquantenaire clarifiera cette donnée fondamentale, alors que tel ne paraît pas être le cas au moment où nous écrivons ces lignes. Suivent alors, longuement argumentées, les suggestions de l’auteur pour que l’Europe soit au « centre de sa sécurité », avec le rappel, trop souvent oublié, que « la sécurité est d’abord politique ». À savoir : 1. Acceptation d’un véritable partenariat atlantique. 2. Création sur tout le continent européen d’un concert de nations marqué par un souci de tolérance et de réconciliation. 3. Capacité de présence dans les différentes régions du monde où s’exprime un besoin d’Europe et de l’expérience qu’elle représente, mais aussi où il est de l’intérêt des Européens de contribuer à la solution des crises dangereuses. 4. Poursuite de l’entreprise du continent pour consolider définitivement sa fonction stabilisatrice. Toutes ces propositions sont longuement développées par l’auteur, qui fonde de grands espoirs sur l’OSCE et sur le Conseil de l’Europe. Il n’hésite pas alors à aborder des problèmes très sensibles, comme les frontières de l’Europe, l’élargissement de l’Otan, le partenariat avec la Russie et avec l’Ukraine, la stabilité en Europe centrale et orientale (rappelant à cette occasion le Pacte de stabilité proposé par la France en 1993), et enfin le « besoin d’Europe » en Méditerranée, en Afrique et même en Asie. Il revient ensuite, pour y insister, sur la priorité que doit constituer « la stabilité de l’Union », et sur les mesures techniques qu’il suggère pour affirmer sa cohésion et sa capacité de décision, avant d’analyser les deux préalables clefs : « la nécessité franco-allemande » et « l’hypothèque britannique ».
Pour finir, Bernard de Montferrand traite du problème de l’organisation de l’Europe de la défense, puisque ce serait l’expression la plus convaincante de sa volonté politique. Il affirme alors que l’Europe a les moyens de sa défense, mais que son autonomie en ce domaine ne peut résulter que d’« une véritable réforme de l’Alliance », comportant l’affirmation de la compétence de l’Union et il suggère quelques pistes à explorer pour que cette qualité puisse s’exercer avec efficacité. En effet, c’est nous qui l’ajoutons, c’est par l’efficacité que l’on peut obtenir la considération des États-Unis dans ce domaine, et par suite le développement d’un véritable partenariat avec eux. La volonté politique, à laquelle l’auteur fait appel, comme nous aimons le faire, nous Français, dans les cas difficiles, ne suffit pas ; ce sont, en définitive, seulement les résultats qui comptent.
Dans sa conclusion, Bernard de Montferrand est plutôt optimiste pour l’avenir, comme il l’a été généralement tout au long de son ouvrage. Il s’interroge toutefois : « L’Europe peut-elle exister sans une capacité de défense qui lui soit propre ? Et le veut-elle ? ». La preuve aujourd’hui n’en est pas faite ! Or, ajoute-t-il : « L’Europe est à la croisée des chemins ». C’est le moins que l’on puisse dire au moment où nous écrivons ces lignes, puisque son seul exécutif, à compétence uniquement économique, vient de s’effondrer et que la crise qui s’annonce à propos du Kosovo risque fort de mettre en question l’avenir de l’Otan. Aussi serions-nous moins tentés que l’auteur de considérer ces perspectives comme réalistes, bien que nous les souhaitions autant que lui. Pour nous, l’erreur initiale a été de croire, alors que ce n’était pas conforme à notre culture, que l’économie allait engendrer le politique, et que les institutions, destinées à gérer cette économie, deviendraient à terme des institutions politiques. Pour nous toujours, l’erreur qui a suivi (et qui se poursuit) a été d’élargir progressivement l’Union à des pays qui n’avaient pas la même conception que nous de la puissance politique. L’Europe qui aurait eu un véritable avenir politique, oserons-nous dire au risque de scandaliser, fut celle de la Communauté européenne de défense, à laquelle il faudrait bien entendu adjoindre aujourd’hui l’Espagne ; mais il ne sert à rien de pleurer sur le passé, et tournons-nous donc avec espoir vers l’avenir, comme l’a fait excellemment Bernard de Montferrand. Ajoutons que son livre n’est pas seulement riche en réflexions prospectives, mais aussi en précisions sur l’histoire du passé, et qu’il constitue également, à ce titre, un précieux ouvrage de référence. Il nous apporte donc beaucoup ! ♦
(1) Bernard de Montferrand : La France et l’étranger ; Albatros, 1987 ; dans Défense Nationale, janvier 1988.