Le désir de territoire
Ce livre riche d’idées est présenté sous la forme de brefs chapitres historiques se terminant par la formulation d’idées générales. Il reprend les cours que son auteur a donnés dans la prestigieuse institution qu’est l’École pratique des hautes études. Le sous-titre est d’ailleurs celui d’un universitaire : Morphogenèses territoriales et identités. Autrement dit, en somme : « Pourquoi vouloir plus de territoires ? » La réponse est donnée dans la conclusion : « L’identité appelle le territoire, qui, une fois acquis, assure en retour l’accomplissement et le parachèvement narcissique des groupes humains qui composent la société internationale ».
Le propos est nourri de concepts géopolitiques, la tentation étant cependant évitée de les rassembler sous le chapiteau de trop ambitieuses théories globalisantes. C’est ainsi que la diversité de nombreux cas concrets est mise en relief, avec un rappel abondant des constantes historiques. À bon escient, l’auteur s’attache, notamment en traitant des grands problèmes du continent asiatique, à lutter contre l’européocentrisme ambiant qui menace de rendre étriquée toute réflexion sur le temps dans lequel nous vivons.
Une première partie traite des « dispositifs territoriaux ». Particulièrement instructive est l’épitaphe de l’URSS, « victime de son obésité territoriale et d’un collapsus social et moral ». La reconstitution obstinée de l’héritage tsariste, vecteur de l’idéologie et ambition nationale, avait conduit à construire le socialisme non plus dans un seul pays, mais autour d’un pays dont la périphérie ne cessait de s’agrandir. M. Thual rappelle avec pertinence les travaux de l’historien américain Kennedy, parvenu à la conclusion que tous les empires sont morts à trop vouloir s’étendre. Une Europe des Vingt ou des Trente réussira-t-elle à être l’exception à la règle ?
Autre sujet de méditation : les Balkans, auxquels des grandes puissances ne s’intéressent que pour barrer l’accès à des puissances rivales. Plus loin de nous, l’Iran, dont le bilan territorial est fait de contradictions et de dilatations, témoigne cependant d’une remarquable continuité identitaire. Dans le monde arabe, le cantonnement dans des zones refuges est une caractéristique fondamentale des hérésies et des schismes, valable pour les montagnes du Liban ou du Yémen, pour les plateaux arides de l’Anatolie et pour les zones marécageuses de l’Irak méridional. En Inde, la question sikh, qui reste d’une importance brûlante, souligne les rapports entre une religion, une ethnie et un territoire, chacun de ces paramètres prenant la vedette suivant les époques. Cette première partie se termine sur « le concept de colonisation interne » – ou plutôt de conflit entre le centre et la périphérie – qui est illustré par les exemples des îles Britanniques avec leur bordure celte, de l’Espagne avec la Catalogne et le Pays basque, de l’Empire ottoman avec ses dépendances, de la Chine avec ses minorités, du Canada avec le Québec.
La deuxième partie est consacrée aux « dispositifs impériaux ». D’abord, celui du vieil Empire austro-hongrois qui, à l’ombre de l’Empire allemand, entretenait l’éternel dessein d’étirer l’influence du monde germanique jusqu’à l’Adriatique et la Méditerranée : « C’est l’ensemble de la machinerie du désir qui permet d’identifier le projet géopolitique, et pas seulement les acquisitions ». Aussi celui de l’Empire français, et M. Thual a raison de rappeler nos avancées trop peu connues en Chine et en Amérique latine, ainsi que la belle aventure saharienne où, finalement, nous avons tiré pour d’autres les marrons du feu. Celui également de l’Empire britannique, habilement agrandi par des délégations aux filiales australienne, néo-zélandaise et sud-africaine. Celui encore de l’Allemagne coloniale, alliée des musulmans, dont la rapide croissance servait des ambitions planétaires et qui s’effondra dès les combats de 1914. Enfin celui de l’Italie, qui considérait à juste titre au début du siècle qu’on ne pouvait être une grande puissance sans se tourner vers le Sud ; sans doute est-ce encore vrai de nos jours.
La politique et la diplomatie seraient bien insipides sans l’arôme subtil que continuent à y exhaler les mythes fondateurs des épopées humaines. L’auteur l’exprime à merveille dans sa conclusion : « La libido territoriale, véritable constante anthropologique des peuples, ne peut être comprise et analysée qu’en remontant en amont de ses désirs politiques vers des sources complexes de l’identité collective ». Une troisième partie, intitulée « dispositifs identitaires », est donc tout à fait bienvenue. On y parle des ancêtres hypothétiques, dont la trace permet de valoriser une communauté, de prendre ses distances par rapport à celle qui domine ou de justifier l’occupation, voire la revendication du sol. Puis, c’est le tour des utopies, c’est-à-dire notamment les « panismes » (aspirations au regroupement d’une communauté souvent artificielle), les « grandismes » (désir de retrouver les plus grandes dimensions historiques ou légendaires), les retours à « l’âge d’or » (nostalgie d’un passé reconstruit). Sont également évoqués, entre autres sujets passionnants, les phobies nationales – avec pour exemple la Hongrie traumatisée par des amputations la privant en 1920 des deux tiers de sa population –, la vision que des orthodoxes intégristes ont de l’Occident, les relations entre Russes et musulmans ainsi qu’entre Russes et Chinois, le rôle du bouddhisme comme appui de l’identité nationale, le nouveau panturquisme qui reposerait plus sur des réseaux d’influence que sur des gages territoriaux. ♦