Afrique - La Cedeao, l'Ecomog et le conflit en Sierra Leone
La Sierra Leone, petit pays de 72 000 kilomètres carrés et de 4,2 millions d’habitants niché entre la Guinée et le Liberia, connaît depuis le début des années 90 une instabilité politico-militaire qui ne cesse de se dégrader. Trois coups d’État militaires, une guerre civile qui se prolonge, qui ruine l’économie du pays, et qui a déjà provoqué plusieurs milliers de morts : la crise sierra-léonaise fait déjà ressentir ses effets bien au-delà des frontières du pays. Elle devient en tout cas nettement un test critique pour l’avenir de la gestion des conflits et du maintien de la paix en Afrique de l’Ouest.
Apparemment, l’équation politico-militaire du conflit sierra-léonais pourrait être simplement posée. D’un côté, le régime du président Ahmad Tejan Kabbah élu en mars 1996 à l’occasion du premier scrutin multipartite organisé dans le pays depuis 1967. Ce régime est soutenu par le voisin guinéen, par le puissant Nigeria, et fait l’objet d’un consensus dans la Communauté des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao) ; il bénéficie de l’appui de la Grande-Bretagne, des États-Unis, de la France, de l’OUA, des Nations unies ; bref, d’une écrasante majorité de la communauté internationale qui le considère, impératif démocratique oblige, comme le seul régime légitime issu d’élections qui ont permis de mettre un terme aux aventures politiques de la junte du capitaine Valentine Strasser, ou de celle du général Julius Maada Bio.
De l’autre côté, la rébellion armée du Front révolutionnaire uni (RUF) créé par le mystérieux caporal Foday Sankoh, ancien militaire devenu photographe, qui organisa son mouvement dès la fin des années 80 et bénéficia de l’appui du chef du Front national patriotique libérien, Charles Taylor, devenu depuis chef de l’État, et de ses alliés, la Libye et le Burkina Faso. Son mouvement s’est progressivement imposé dans le pays, tirant profit de l’instabilité et du mécontentement, s’appuyant sur des méthodes de recrutement brutales, semant une terreur sanglante dans les populations, et abusant de l’usage de pratiques mystiques et rituelles, d’alcool ou de stupéfiants pour galvaniser ses troupes, souvent composées de jeunes adolescents, voire d’enfants.
Il apparaît néanmoins que derrière ce face-à-face quelque peu manichéen, la situation est plus complexe. Considéré à l’origine comme un mouvement manipulé par le Liberia pour permettre à Charles Taylor de gêner l’opération menée par l’Ecomog et le Nigeria avec la participation de contingents sierra-léonais, le RUF est devenu une force de guérilla plutôt bien implantée dans le pays, capable de survivre à des défaites ponctuelles et de rebondir vite sur le plan militaire. Malgré l’arrestation et l’emprisonnement de Foday Sankoh, malgré le désarmement et la mise sous surveillance en 1998 de plus de 2 000 soldats favorables à l’ex-junte et de combattants du RUF qui leur étaient alliés, la rébellion n’a cessé ces derniers mois de menacer et de faire reculer les forces de l’Ecomog, jusqu’à parvenir le 6 janvier 1999 à envahir Freetown, la capitale, à libérer des centaines de détenus et à occuper le palais présidentiel, dirigée par le numéro 2 du mouvement Sam Bockarie. L’Onu, présente dans le pays par la Monusil (Mission d’observation des Nations unies en Sierra Leone) a clairement dénoncé et confirmé les violences et la campagne de terreur menée alors par le RUF en décembre de l’année dernière.
Par ailleurs, les observateurs avertis ne manquent pas de noter que le régime d’Ahmad Tejan Kabbah, malgré la masse de ses appuis internationaux, est fragile. Celui-ci a certes été élu en 1996, mais à peine un quart de l’électorat a voté, dans un pays en pleine guerre civile dans lequel les régions tenues par les rébellions ne se sont pas vraiment exprimées : un argument qui met en avant, au-delà du président lui-même, la fragilité de la logique démocratique sur laquelle repose, faute de mieux, le soutien inconditionnel au régime élu. Il faut ajouter à cela le fait que le président Kabbah est économiquement démuni pour remettre sur les rails ce petit pays pourtant doté de ressources minières notables (diamants, contrôlés par la guérilla ou par les mercenaires recrutés par l’ancienne junte, minerai de titane, bauxite, or, chromite…), et qu’il ne dispose pas de moyens militaires propres, compte tenu des divisions de l’armée, pour asseoir sa légitimité, qui dépend totalement des contingents étrangers de l’Ecomog.
Face à cette situation, la Cédéao est confrontée à un véritable défi qui conditionne la crédibilité de tous les efforts déployés avec l’appui des Nations unies, de l’OUA, des États-Unis, de la France et de la Grande-Bretagne pour organiser un dispositif africain sous-régional durable de maintien de la paix. Dans ce domaine, depuis 1990, la Cédéao est véritablement en pointe sur le continent africain et devient un élément majeur d’exemplarité des progrès de la nouvelle sécurité collective. Après le Liberia en 1990, elle a déployé une force régionale en Sierra Leone en 1997 et se prépare aujourd’hui, après un travail de médiation politique, à intervenir en Guinée-Bissau. Au cours de l’année 1998, elle s’est efforcée de structurer et d’institutionnaliser sa démarche et son expérience en faisant de l’Ecomog la force sous-régionale de maintien de la paix permanente, et en définissant le cadre politique général dans lequel devaient progresser son rôle et son action politico-militaire dans la région. Concernant l’organisation militaire, l’Ecomog inscrira ses interventions conformément aux résolutions de l’Onu ; elle se structurera dans la logique des modules de force en attente ; les unités sélectionnées dans chaque pays concerné fonctionneront suivant une formule de prépositionnement, et devraient pouvoir bénéficier des programmes américains Acri (appui aux forces de maintien de la paix) et français Recamp (renforcement des capacités africaines de maintien de la paix). Enfin, il a été décidé que le financement des opérations ne devrait plus dépendre exclusivement des apports ponctuels des bailleurs étrangers, mais serait assuré aussi par des contributions automatiques des États membres. En octobre 1998, à Abuja, les chefs d’État de la Cédéao ont adopté un projet de création au sein de l’organisation d’une structure permanente de maintien de la paix, dotée de moyens de surveillance et de détection des crises, de médiation et de négociation politique, ainsi que de moyens politico-militaires d’intervention ; le tout conduit par un nouveau département du maintien de la paix et des affaires humanitaires et sous l’égide d’un vice-secrétaire exécutif chargé des affaires politiques, de défense et de sécurité.
Il reste à prouver en vraie grandeur en Sierra Leone, où l’Ecomog est profondément engagée, que ces avancées peuvent être plus efficacement opérationnelles, qu’elles peuvent favoriser l’acquisition d’un nouveau savoir-faire, qu’elles peuvent mobiliser les moyens financiers nécessaires. Le cas sierra-léonais montre d’abord que l’intervention armée ponctuelle ne suffit pas et qu’il est nécessaire de pouvoir garantir une pacification en profondeur du pays, acceptée par tous, pour réussir l’enclenchement d’un processus de démocratisation politique (l’exemple de l’Angola donne la mesure de la difficulté de cette tâche). Il montre aussi que le travail politique et diplomatique multilatéral n’est pas aisé à articuler avec les contraintes militaires d’une intervention (les divergences apparues en janvier entre les pays engagés militairement en Sierra Leone, le Nigeria, la Guinée et le Ghana, et les pays mobilisés pour une action diplomatique, la Côte d’Ivoire, le Togo, le Burkina Faso, l’ont prouvé). Enfin, il montre toute la difficulté de la gestion simultanée de plusieurs crises dans une même sous-région par les pays de la sous-région elle-même. Alors que l’affaire sierra-léonaise s’aggravait et se compliquait, il fallait faire avancer d’urgence le dossier de la Guinée-Bissau.
28 janvier 1999