Défense dans le monde - L'Allemagne rouge-verte et le nucléaire militaire
Dans les jours qui ont suivi leur victoire électorale en octobre 1998, le SPD et les Verts allemands ont conclu un accord de gouvernement. Deux de ses clauses concernent le nucléaire militaire : poursuite du désarmement nucléaire et promotion dans la vie internationale du renoncement à l’usage en premier de l’arme nucléaire, dite no first use.
Le ministre allemand des Affaires étrangères, dans un entretien à l’hebdomadaire Der Spiegel paru le 23 novembre 1998, annonçait vouloir profiter de la révision du concept stratégique de l’Alliance atlantique pour ouvrir, avec les Alliés, un débat sur le no first use. Cet article tombait mal, car le ministre de la Défense était en voyage aux États-Unis au moment de la parution. Washington a alors eu beau jeu de profiter de cette occasion pour refuser fermement les velléités allemandes. En outre, les dispositions antinucléaires de l’arrangement allemand étant passées inaperçues, les principaux décideurs politiques occidentaux ont été surpris par cette demande. La France, le même jour, le 24 novembre, redisait ses choix en faveur de la dissuasion nucléaire et déclarait ne pas partager l’opinion allemande. Malgré ces fins de non-recevoir, Joschka Fischer confirmait, le 25, son souci de laisser le dialogue ouvert. Il saisit l’occasion de la réunion du Conseil de l’Atlantique Nord, le 8 décembre, pour s’en ouvrir à ses alliés.
Nul doute maintenant que, dans la perspective de l’adaptation de l’Otan au nouveau contexte de sécurité, le dossier est sur la table.
Une tradition diplomatique
L’Allemagne n’en est pas à son coup d’essai. La promotion du désarmement nucléaire est un trait distinctif de sa diplomatie.
Le 22 octobre 1986, le SPD et le SED, le parti au pouvoir dans l’Allemagne de l’Est d’alors, présentaient un projet de zone exempte d’armes nucléaires en Europe centrale. Un corridor de trois cents kilomètres de large, étendu sur ce qui correspond à l’Allemagne, la République tchèque et la Slovaquie d’aujourd’hui, aurait été dénucléarisé. Le SPD étant alors dans l’opposition, ce coup de tonnerre n’avait pas longtemps retenu l’attention.
Le 27 août 1987, les mêmes SPD et SED signaient un autre accord affirmant, notamment, des objectifs communs de désarmement. La doctrine des sociaux-démocrates allemands, sous l’impulsion de M. Bahr, était désormais bien établie.
En 1993, le 18 décembre, le ministre des Affaires étrangères de l’époque, M. Kinkel, du Parti libéral, publiait un programme de désarmement en dix points. Les aspects nucléaires étaient évidemment très importants. Le point huit prévoyait l’introduction d’un registre des armes nucléaires et visait le « désarmement nucléaire des États nucléaires ».
La position actuelle de l’Allemagne n’est donc pas une nouveauté. Le SPD, maintenant principal parti de la coalition gouvernementale, a une longue expérience des débats sur le désarmement. Le FDP, parti clef de l’ancienne majorité, a été amené à prendre également des positions assez en flèche sur ce dossier. Si l’on y ajoute le souvenir des grandes manifestations antinucléaires au temps des euromissiles, le désarmement nucléaire paraît bien être une préoccupation politique et diplomatique largement partagée en Allemagne.
L’influence de l’environnement
Il est vrai aussi que la grande sensibilité de ce pays au nucléaire militaire est peut-être renforcée, à défaut d’être causée, par sa situation géopolitique particulière.
Implicitement, le dossier nucléaire a constitué un volet non négligeable aussi bien de la négociation du traité entre la Russie et l’Alliance atlantique que des préparatifs à l’élargissement de l’Otan à la Pologne, à la République tchèque et à la Hongrie. Sous la pression russe, l’Otan a d’ailleurs déclaré ne pas vouloir entreposer d’armement nucléaire sur le territoire de ces trois pays géographiquement voisins de l’Allemagne.
Plus à l’est, la Biélorussie et l’Ukraine ont décidé de se séparer de l’armement nucléaire dont elles avaient bénéficié au titre de leurs responsabilités dans l’URSS. Elles constituent à ce titre des exemples d’États « dénucléarisés ». Bien plus, Minsk ressort périodiquement, avec des fortunes diverses, son projet de zone dénucléarisée en Europe centrale. La constance avec laquelle ce dossier est ramené sur le devant de la scène montre qu’il n’est pas sans rencontrer quelques oreilles attentives dans la région.
Bref, il s’agit d’une mosaïque de statuts dont le moindre n’est pas l’interdiction, rappelée par le traité « 2 + 4 » sur l’unification allemande, faite à Bonn d’accéder à l’armement nucléaire, alors même que ce pays reste un entrepôt de ce type d’armement.
Des divergences en perspective
L’attitude dynamique et offensive de l’Allemagne en faveur du désarmement nucléaire était déjà une réalité. Toutefois, cette ligne diplomatique était cantonnée aux différentes institutions de l’Onu, Assemblée générale et Conférence du désarmement à Genève, ou à d’autres plus discrètes. Bonn épargnait ainsi ces débats à l’Europe et à la communauté euratlantique en raison, essentiellement, du potentiel de division qu’ils recelaient. L’orientation nouvelle de la diplomatie allemande change les données du tout au tout. Le débat est désormais porté au sein même de l’Otan, avec toutes les conséquences potentielles sur l’unité de cette coalition qui a fait de la dissuasion nucléaire le cœur de sa doctrine. D’autres alliés, en effet, le Canada, le Danemark ou la Norvège, jusqu’ici silencieux pour respecter l’unanimité atlantique, pourraient s’engouffrer dans la brèche. Une partie de l’opinion publique des nouveaux membres de l’Otan, qui avait su exprimer son hostilité au nucléaire même sous la botte soviétique, pourrait alors se laisser séduire.
Un deuxième problème tient à la concomitance de la demande allemande avec la révision du concept stratégique de l’Alliance. Les Alliés sont, en effet, lancés jusqu’en avril 1999 dans la rédaction d’un nouveau concept pour préciser les buts politiques et militaires de l’Alliance et fixer les moyens qu’ils entendent y consacrer collectivement. Ce concept, à l’instar de celui qui a été adopté à Rome en 1991, contiendra, évidemment, un chapitre relatif au nucléaire. Certains ont paru craindre que l’Allemagne ne s’opposât au consensus qui semble actuellement prévaloir et n’échangeât son acceptation du volet nucléaire contre une prise en compte explicite du no first use. Les conséquences en auraient été difficilement calculables. Là-dessus, M. Scharping a été net : l’Allemagne ne brisera pas la solidarité atlantique. Même incluse dans l’accord de gouvernement, la clause de no first use n’est qu’un objectif de long terme et ne saurait être d’application immédiate.
Du fait de la nouvelle position allemande, enfin, les modalités de lutte contre la prolifération d’armes de destruction massive et, singulièrement, les armes nucléaires pourraient devenir un sujet de débat. On sait, depuis la réunion des ministres de la Défense de l’Alliance à Vilamoura en septembre 1998, que les États-Unis voudraient considérer la contre-prolifération comme une des finalités de l’Otan. En en faisant l’instrument essentiel de lutte contre cette perturbation de la vie internationale, on affirme une préférence pour la militarisation et l’utilisation éventuelle de mesures coercitives. Au contraire, en cherchant à valoriser le désarmement des États déjà nucléarisés et le renoncement à l’usage en premier de l’arme nucléaire, l’Allemagne privilégierait plutôt une voie politique et d’exemplarité dont la charge incomberait alors à l’Otan. Deux voies de lutte contre les armes de destruction massive seraient ainsi offertes à l’initiative des États-Unis d’une part et d’un État européen d’autre part. Le clivage se dessine.
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En conclusion, cette sensibilité au nucléaire militaire, habituelle chez les Verts d’Allemagne, fait une entrée remarquée dans la diplomatie allemande. Il est encore trop tôt pour dire si elle est de nature à créer une nouvelle ligne stratégique qui pourrait remettre en cause des orientations déjà anciennes.
22 décembre 1998