Marine - Professionalisation et lien Marine-nation
L’idée générale que la professionnalisation, en réservant le métier des armes à un petit nombre de spécialistes volontaires, risque de détruire à long terme l’esprit de défense chez les autres citoyens, bouscule les habitudes et inquiète les militaires. Depuis Valmy, ils s’étaient habitués à se rassurer en ayant l’impression, justifiée ou non, d’être soutenus par la totalité de la population puisqu’elle participait, dans sa grande majorité, au service national obligatoire. Cette perception, qui concernait un peu moins la marine dont le taux d’appelés était plus faible qu’ailleurs, conduit à se demander dans quelle mesure le lien entre la marine totalement professionnalisée et la nation est encore d’actualité et s’il y a lieu de se battre pour le conserver dans le nouveau contexte législatif.
Ce ne serait pourtant pas le premier corps de métier dont l’action serait capitale pour la vie de la nation et toucherait toutes les couches sociales, sans pour autant nécessiter l’investissement personnel de tous les citoyens. Il n’est que de considérer l’importance du travail fourni par les agents du Trésor public dans la collecte des impôts pour songer à remettre en question le réel besoin d’assise civique pour un dispositif de l’État totalement professionnalisé. Quant aux côtes de France, elles sont remarquablement sécurisées par un service des Phares et Balises dont l’efficacité n’est pas discutable, mais dont le recrutement se passe facilement d’une adhésion massive des électeurs. On pourrait ainsi multiplier à l’envi les exemples d’institutions nationales qui ne se sont jamais trop préoccupées d’assurer un support populaire à leur existence et à leur pérennisation.
Puisque la suspension de la conscription a objectivement supprimé l’obligation de concrétiser l’esprit de défense du citoyen par une action tangible individuelle, il faut donc se poser la question des moyens à mettre en œuvre pour que la défense armée (et non seulement l’esprit de défense) reste une priorité nationale, lorsque la disparition des appelés aura été consacrée par le temps.
Pour que la professionnalisation des armées ne soit pas le début de leur décadence, trois points doivent être particulièrement surveillés. Il faut tout d’abord qu’elles soient suffisamment financées et entraînées à un bon niveau, mais aussi qu’elles restent alimentées par un recrutement de qualité et enfin que les anciens militaires s’insèrent harmonieusement dans la vie professionnelle à l’issue de leur service actif.
Le financement relève de la perception par les élus et les décideurs d’un vrai besoin d’un dispositif militaire performant et crédible. Il ne s’agit donc là nullement de convaincre la grande masse des électeurs, mais plutôt d’entraîner l’adhésion d’une poignée de responsables qui détiennent, de près ou de loin, les cordons de la bourse. Cependant, s’il n’est pas certain que nos élus actuels, pour autant qu’ils aient effectué un service militaire, aient conservé de leur passage sous les drapeaux un souvenir flatteur, il est du moins très probable qu’à l’échéance d’une trentaine d’années, seule une infime minorité d’anciens du service national volontaire aura effectivement fréquenté les casernes, les bâtiments, les bases aériennes ou les brigades. Si la vieille image par trop négative de l’inénarrable adjudant courtelinesque disparaît avec le temps, le cadre de haut niveau ancien EOR devenu officier de réserve actif disparaîtra aussi et, avec lui, la prédisposition naturelle à engager des crédits importants au profit des armées ou de la marine. Le lien entre les armées professionnalisées et cette composante de la nation paraît donc indispensable pour assurer la stature de la France comme grande puissance militaire et faire face à ses responsabilités internationales. Il relève plus de la culture stratégique des élites que de la conviction de masse des citoyens.
La qualité du recrutement, elle, passe par un placement favorable des armées professionnalisées sur le marché de l’emploi. La situation économique, dont on a déjà observé maintes fois l’impact sur les flux de recrutement et de reclassement des marins, est alors le principal maître du jeu. Si elle est actuellement suffisamment favorable pour permettre une sélection satisfaisante des candidatures à l’engagement, elle peut parfaitement devenir plus délicate en cas de reprise significative de la croissance et faire disparaître le relatif confort des années difficiles pour l’emploi. Seuls des avantages sociaux convenables et des soldes concurrentielles pourraient assurer en tout temps une qualité suffisante en s’affranchissant cyniquement d’une bonne perception des armées par les citoyens. À défaut, faute d’innerver la France entière avec le flot des anciens appelés comme le permettait le service national obligatoire, le risque n’est pas nul de voir apparaître des « bassins captifs » de recrutement, géographiquement localisés autour des grandes implantations militaires ou socialement limités aux familles de militaires, au point que le citoyen ignorerait tout de ces métiers trop particuliers et trop peu attractifs pour qu’il s’y intéressât. Sous cet angle, la marine, qui s’est recentrée au fil de ses récentes restructurations sur quelques grands ensembles géographiques, est plus menacée que les autres armées d’entrer dans un processus de marginalisation. Elle est encore plus pénalisée dans ses actions de réinsertion et de reclassement avec l’augmentation du flux des marins n’ayant servi que pendant un engagement de courte durée et qui ne peuvent facilement trouver du travail s’ils sont totalement ignorés par le tissu socioprofessionnel national.
C’est donc bien en amont que les seules actions positives de masse peuvent être envisagées pour redéfinir la relation entre les citoyens et les armées professionnalisées.
Pour autant qu’une défense européenne ne vienne pas changer à terme toutes les notions classiques évoquées ci-dessus, c’est par un lent travail d’instruction et de formation que l’on peut espérer insuffler aux Français un nouvel esprit de défense capable de remplacer celui qui leur était inculqué presque de force pendant leur année de présence sous les drapeaux. L’actuelle journée d’Appel de préparation à la défense, si elle s’inscrit dans cette logique, ne peut malheureusement pas à elle seule dispenser une culture militaire suffisante ; elle ne peut que prolonger l’effort de sensibilisation étalé dans le temps.
Incluse dans les notions beaucoup moins vulgarisées de défense économique ou de défense financière, la défense purement militaire relève ainsi du système éducatif familial, puis du système scolaire et universitaire. C’est donc dans la formation des maîtres, dans l’aménagement des programmes d’instruction et dans le sacrifice de quelques heures hebdomadaires consacrées aujourd’hui à des matières peut-être moins fondamentales qu’il serait rentable d’investir pour qu’une marine totalement professionnalisée soit ainsi comprise, financée et armée en citoyens et citoyennes de qualité.
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Le chantier ainsi ouvert est beaucoup plus important qu’il n’y paraît. Dans un premier temps, les réservistes actuels, issus du service national et de l’active, peuvent fournir un vivier largement surabondant pour témoigner utilement de leur engagement de citoyen. Ils peuvent tenir un discours général crédible pour instruire, moralement et civilement, les futurs citoyens avant de déboucher sur la défense militaire et le soutien à une armée professionnalisée.
Toutefois, c’est bien l’insertion définitive de ces notions dans le système éducatif français qui nécessite un effort d’imagination et de persuasion du corps enseignant en général. C’est à lui de prendre en compte, même si les contacts directs entre les armées et le pays se raréfient, la prise de conscience du besoin de défense armée pour une nation qui reste encore chargée de responsabilités internationales. ♦