Lénine
Voici un livre digne de figurer, de par sa nature et de par sa profondeur de vue, dans la bibliothèque de tous ceux qui s’intéressent aux événements et aux idées du siècle qui va prendre fin. La seule signature, du reste, est garante de haute qualité.
Le héros de l’histoire qui nous est racontée est un personnage complexe. D’abord par son ascendance : « En Lénine se mélangent les sangs russe, kalmouk, allemand, suédois. Il hérite de traditions religieuses et culturelles variées : l’orthodoxie, le judaïsme, le protestantisme et, à l’arrière-plan, le bouddhisme de ses ancêtres kalmouks ». Contrairement à ce que dit la légende, il est issu d’une famille aisée, et ses penchants le portent plutôt, au moins jusqu’à la révolution, à être un rat de bibliothèque qu’un orateur de meeting. Il ne cessera de se méfier de la spontanéité des élans populaires, auxquels il préférera les froids calculs de la stratégie d’un parti discipliné.
Au temps de son adolescence, l’empire était en plein mouvement. Le décollage industriel et l’exode rural apportaient une modernisation qu’un État crispé parvenait d’autant moins à gérer qu’une intelligentsia quelque peu anarchiste s’attachait à sa perte. À partir des dernières années du siècle, la lutte ouvrière, encore embryonnaire, est animée, non sans un esprit élitiste, par des Polonais d’obédience marxiste et par le Bund, mouvement socialiste juif, où s’affrontent sionistes et révolutionnaires et qui joua un rôle décisif dans la création du Parti social-démocrate. Après un exil de trois ans en Sibérie, Lénine en arrive à la conclusion que c’est par le biais de la communication que ce parti prendra en main le prolétariat. Aussi, en 1900, va-t-il à l’étranger fonder un journal de combat, l’Iskra (L’Étincelle). Deux ans plus tard, il publie Que faire ?, manifeste de l’agitation révolutionnaire, guidée par un parti dur et opposée au réformisme plus technocratique des modérés. En 1903, au congrès de Londres, il parvient à faire considérer sa fraction comme majoritaire (bolchevik), au détriment du Bund et de ses alliés (mencheviks). Non sans mal, il renforce sa domination, et en 1905 le Parti social-démocrate se trouve entièrement sous sa coupe.
C’est justement en 1905, au lendemain de la désastreuse guerre avec le Japon, qu’éclate en Russie une révolution que notre stratège n’avait nullement prévue. Il y arrive comme les carabiniers, onze mois après les premières émeutes, bien après la mise en place de soviets et l’épisode du cuirassé Potemkine. Cependant, il réussit à consolider encore sa position de chef du parti, s’impose définitivement comme maître à penser et conclut de l’échec du mouvement qu’il importe désormais de se préparer partout à la lutte armée pour instaurer de par le vaste monde ce qu’il nomme « une dictature révolutionnaire démocratique des ouvriers et des paysans ». Reprenant sa vie d’errance, il lui arrive de séjourner quatre ans à Paris, où il fréquente assidûment notre Bibliothèque nationale et se plaît à de placides promenades à bicyclette. Encore fallait-il procurer au parti, à ses chefs et à ses œuvres, des moyens matériels. Ils seront trouvés non pas dans des contributions plus ou moins volontaires, mais dans un recours à « un banditisme débridé », bien entendu condamné par les organes officiels du groupement politique.
D’incessants déménagements jalonnent cette traversée du désert. La guerre surprend Lénine en Autriche-Hongrie, d’où il part sans peine pour s’installer en Suisse, lançant au passage, à l’intention des soldats : « Prenez vos fusils, retournez-les contre vos officiers et contre tous les capitalistes ». Ses positions extrémistes l’opposent à quantité de ses compatriotes qui naguère encore se soumettaient à son autorité, ainsi qu’aux socialistes des autres pays, qui avaient remis à des jours meilleurs leurs entreprises internationalistes. À la fin de l’hiver 1917, le pouvoir tsariste s’effondre et Lénine rejoint Petrograd en traversant l’Allemagne, trop heureuse de faciliter le retour d’un enfant prodigue aussi doué pour l’agitation.
En quelques mois l’agitateur devient dictateur. Dès lors la question de la paix prend la priorité. Les belles proclamations pacifistes laissent de glace le gouvernement allemand, qui ne manque pas de profiter du désordre ambiant pour occuper davantage encore de terrain. Il faut se résoudre à signer, en mars 1918, l’humiliant traité de Brest-Litovsk qui reconnaît l’indépendance de la Pologne, de l’Ukraine, de la Finlande et des pays Baltes.
Le chaos atteint alors son comble pour une nation démoralisée, affamée, assaillie de toutes parts par les ennemis de l’extérieur et de l’intérieur. Lénine, de plus en plus contesté dans son propre camp, riposte par l’instauration du communisme de guerre, qui se traduit par des mesures draconiennes appuyées par ce que l’on a appelé la terreur rouge. Il n’oublie pas pour autant les mots d’ordre internationalistes puisque, dès la capitulation de l’Allemagne, il s’efforce d’y propager la contagion révolutionnaire, mais en quelques mois son projet tourne court. La guerre civile l’accapare alors et, non sans habileté, il parvient à se concilier les innombrables minorités de l’immense empire en leur promettant l’autodétermination. Des combats acharnés se poursuivront pendant deux ans contre les Blancs, et en 1920 il étendra imprudemment la guerre jusqu’en Pologne. Finalement, la révolution arrive à survivre. Bien mieux : de gré ou de force, l’Ukraine et les territoires du Caucase rentrent au bercail, rebaptisé en 1922 Union des républiques socialistes soviétiques. Lénine n’en continue pas moins à brandir la bannière de l’internationalisme puisque sous son égide, en mars 1919, se crée à Moscou une Troisième Internationale, le Komintern.
Chez lui, les choses ne vont pas bien. Le pays se décompose. L’économie est en si mauvaise posture qu’en 1921 il faut renoncer au socialisme agraire en instaurant une nouvelle politique économique (NEP), véritable « Brest-Litovsk paysan ». La famine fait cependant des millions de morts. Espoir suprême et suprême pensée de Lénine, un parti à sa dévotion se fortifie sans cesse, en dépit de spectaculaires éliminations. Toujours plus lourd, toujours plus autoritaire, toujours plus dogmatique dans les textes, mais en définitive pragmatique dans l’action, il porte l’empreinte du génie politique de son chef, quelque réserve que l’on puisse faire par ailleurs sur le bilan de l’un et sur le profil psychologique de l’autre.
Staline cependant tisse sa toile d’araignée. En décembre 1922, le Comité central lui confie le soin de veiller sur le grand homme. Celui-ci, fourbu et à bout de réserves nerveuses, n’a plus que treize mois à vivre. Il laissera, pour le mal et pour le bien, « cette grande lueur à l’est », comme disait Jules Romains. ♦