Les enseignements de la guerre et la doctrine allemande
Au moment où une nouvelle armée allemande va se reconstituer, l’armée française doit elle-même subir une véritable reconversion. L’une et l’autre, pour tenir compte des éléments nouveaux, engins de guerre modernes et intégration dans une communauté atlantique, différeront considérablement des armées de 1945. Les revues militaires spécialisées traitent largement des transformations techniques nécessaires. Mais les changements ne seront pas seulement d’ordre matériel. Les publications allemandes font une large part à des questions qui figurent plus rarement au sommaire des revues françaises. Il ne s’agit pas seulement de l’aspect psychologique des choses de l’armée, du choix d’un mode de formation du soldat, de la mystique de la Soldatentum, mais de questions qui, pour n’être pas techniques, n’en sont pas moins plus concrètes. Si les problèmes de la rénovation militaire ne sont pas exactement identiques de part et d’autre du Rhin, peut-être n’est-il pas inutile de porter intérêt à certaines considérations exposées par les écrivains militaires de la République fédérale. Il ne saurait être question d’en faire ici un inventaire ou d’en dresser une bibliographie. Limitons-nous, à titre d’exemple, à un domaine où nous aussi pourrions trouver matière à d’utiles méditations.
Dans leurs tentatives pour expliquer comment une nation, aussi préparée à la guerre que l’étaient l’Allemagne impériale et le Reich hitlérien, a pu subir deux effondrements successifs, on se pose souvent la question : Quelle valeur peut-on accorder à l’expérience de la guerre ? « Erfahrung-Erlebnis », tels sont les mots par lesquels on synthétise souvent ce problème, en rappelant qu’après la première guerre mondiale il avait déjà donné lieu à discussion, pour ne pas dire à scandale. En été 1924, au camp d’Ohrdruf où, sur les instructions de von Seeckt, lieutenants et sous-lieutenants d’infanterie de la Reichsheer de cent mille hommes venaient obligatoirement faire un stage de neuf mois malgré les années passées dans les tranchées, le général von Metzsch, inspecteur de l’instruction, déclara dans un mouvement d’impatience : « Laissez-moi rire avec votre expérience de la guerre, vous « croyez » avoir l’expérience, mais vous n’avez que des souvenirs de faits vécus. » Blessés dans leur amour-propre de combattants chevronnés et décorés, ces officiers se plaignirent au directeur du Centre, qui leur dit : « Ce n’était qu’un bon mot, qui ne justifie pas votre irritation. » Cependant, les propos du général inspecteur, comme l’expression du général directeur (« un bon mot ») firent vite le tour des camps « du Bodensee au Spirdingsee », et y suscitèrent des réactions assez vives pour que ces mêmes officiers, devenus en 1939 généraux ou colonels ayant un commandement du temps de guerre, n’en aient pas perdu le souvenir. Sans doute la manière du général von Metzsch avait-elle été maladroite, mais l’idée correspondait à celles exprimées avec plus de doigté par von Seeckt lui-même. Un des officiers instructeurs les plus écoutés à Ohrdruf fut chargé de fournir les raisons de cette attitude. Avoir vécu des faits de guerre ne peut aboutir à l’acquisition d’une « expérience de la guerre » que si l’on dispose d’une formation suffisante pour être en mesure d’en tirer la véritable leçon, et c’est seulement après de longues réflexions que l’on peut des souvenirs tirer de l’expérience. « Erlebnisse Sind Bilder, Erfahrungen Sind Bausteine. » Les faits vécus ne sont que des images ; l’expérience ce sont les pierres avec lesquelles on peut bâtir. Frédéric II l’avait déjà écrit dans son testament : « À quoi tout cela sert-il, si ce ne devient fécond grâce à la réflexion. » Le processus « Fait vécu — expérience — leçon » constitue un tout ordonné qu’on ne peut sans risques abréger. Officier expérimenté par ses propres campagnes, Clausewitz attendit plusieurs années avant d’écrire les ouvrages qui lui valurent la célébrité. Après une guerre, toutes les têtes sont pleines d’une prétendue expérience que l’on veut transmettre à la génération suivante, au besoin sous forme de slogans. Mais l’interprétation d’un fait vécu, à défaut d’un guide sûr, mène aussi bien sur le chemin de l’erreur que sur celui de la vérité.
De cette nécessité d’une « reprise » théorique après des années de campagne, on discute d’autant plus aujourd’hui que parmi les officiers destinés au nouvel encadrement, un certain nombre avaient déjà reçu avant la guerre une instruction de base, pour beaucoup jugée d’ailleurs insuffisante du fait de l’extrême rapidité du développement de l’armée entre 1935 et 1939 et dont la validité reste matière à controverse. N’y a-t-il pas, en dépit de l’évolution des techniques, de grands principes valables pour toutes les formes de la guerre ? Dans les débats ouverts au sein des nombreux groupements d’anciens officiers, certains de ceux-ci, qui mettent davantage l’accent sur leur caractère d’anciens combattants, estiment que l’accumulation de « faits vécus » au cours de cinq années de campagnes sur les fronts les plus divers leur confère une compétence suffisante pour se dispenser de la dialectique de nouveaux instructeurs. Seuls, assurent-ils, ceux qui ont « vécu » la guerre peuvent en temps de paix faire comprendre au soldat à quel point celui-ci, pour qu’on puisse en toute confiance se reposer sur lui, doit admettre les désagréables nécessités de la discipline, de l’entraînement aux fatigues, de l’effort vers le calme.
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