L’Extrême-Orient, l’invention d’une histoire et d’une géographie
L’Extrême-Orient, l’invention d’une histoire et d’une géographie
Cet ouvrage porte la marque de profondes réflexions au service d’une érudition poussée. Il sera très considéré. Il invente une science de l’analyse des correspondances pour le vocabulaire géographique. L’objet du livre est l’invention de l’Extrême-Orient mais le travail est fait en examinant les intentions réciproques des Occidentaux et des peuples de l’Asie orientale telles qu’elles apparaissent dans leurs façons de nommer les lieux pour la partie du monde que ces derniers habitent.
D’après les dernières lignes du livre, l’Occident a inventé l’Extrême-Orient, notion moderne reposant en grande partie sur l’intention de donner un sens aux caractères singuliers du cours de l’histoire au Japon et de sa métagéographie (cette notion pourrait être également tirée de l’effet de pôle qu’exerçait l’Empire du milieu dans sa contingence, mais c’est moins net). « Les analystes, de nos jours, redécouvrent les réflexions qui ont été menées à ce sujet au Japon en pleine guerre du Pacifique et qui ont culminé lors du fameux « colloque maudit » sur le dépassement de la modernité tenu à Tokyo en 1942, nous a rappelé l’auteur. On a vu le Japon devenir centre de pensée en Asie à la place de la Chine vers 1850, début d’une période qui s’achèvera sans éclipse. Il y a plusieurs luminaires en Asie. Européens, nous avons peut-être eu une réaction molièresque devant les cartes chinoises qui, longtemps, ont placé la Chine au centre et le reste du monde dans le vague (sans démarcation entre l’Orient et l’Occident) alors que les cartographes chinois auraient pu déjà s’inspirer de cartes étrangères qui leur donnaient une bonne figuration de l’Occident au début du XVIIe siècle : dans la cartographie sinisée, la carte-instrument restait captive de la carte-image.
Les premiers chapitres apportent des connaissances sans prix concernant les cartes anciennes. Le chapitre IV traite des notions que les peuples d’Extrême-Orient se sont faites sur le monde terraqué (terre ou mer dominante, isolement des océans) et il intéresse les marins. Une explication de la fermeture des pays d’Asie au commerce international est tentée, cependant l’explication du malaise durable des Chinois, Japonais, Coréens face à l’élément marin emporte mieux la conviction (p. 253-257). Une recherche des caractères qui ont contribué à faire de l’Extrême-Orient une zone qui ne s’est pas très bien prêtée aux entreprises des Européens colonisateurs est proposée (p. 358) : « D’une part, si les richesses tant attendues, et à conquérir, sont bien présentes, [les Européens expansionnistes] ne retrouvent pas, sur le plan des valeurs, les hérésies religieuses qu’ils combattent habituellement […] la coexistence ou le mélange, du bouddhisme, du confucianisme et d’autres croyances leur pose des problèmes intellectuels sinon existentiels de compréhension […]. D’autre part, l’esclavage, qui fonde en Afrique et en Amérique la prospérité des trafiquants et des colons européens de toute obédience politique et religieuse, ne fonctionne pas en Asie orientale ». Les historiens goûteront certainement le chapitre VI, « Le tournant géopolitique », qui examine les circonstances de la fermeture du Japon au début du XVIIe siècle (pourtant le Japon a un souverain sans domaine fini : une singularité de la Monarchie japonaise est sa déconnexion d’un territoire) de même que le chapitre VII, « Le territoire en Extrême-Orient et sa modernisation », dans lequel l’auteur suppute les effets sur les pays d’Asie orientale de trois caractères du modèle d’État-Nation et il épie la fondation hésitante du droit international.
Un choc Orient-Occident devait se produire entre un monde d’affairistes armés – presque tous – et un monde de lettrés hiérarchisés soumis à l’autorité du pinceau… mais pas tout de suite, en fait. « Chinois comme Japonais doivent redessiner leur géographie et vite. La création de l’Asie est en marche… Mais cette Asie n’est pas celle des Européens qui sont simultanément en train d’explorer le monde plus à l’Est et plus au Sud, au large… ». La géographie maritime devait donner des noms à l’Océanie et à l’Australasie. L’Extrême-Orient, quant à lui, s’est trouvé issu du découpage de l’Asie en trois : Proche, Moyen et Extrême-Orient. « Ce Far East métagéographique reste vague car porteur de toutes les conquêtes sans limites. Pendant les années 1840-1850 [il a correspondu] à un fantasme des soutiers de l’Empire britannique charmés par le business ou le coup de fusil, se substituant à un vieil Orient centré sur l’empire Ottoman ».
Les difficultés rencontrées par les Orientaux éclairés pour adopter les principes des sciences humaines occidentales sont abordées aux pages 528 à 537. L’auteur constate l’ascendant des Japonais sur les autres peuples d’Asie. Ainsi, au terme du long séjour de la mission de Soejima en Chine, en 1873, les Japonais savent que « ni Taiwan, ni les Ryûkyû ne sont considérés comme chinois par la Chine » (p. 513). Il y a même en Chine un courant d’opinion composé de lettrés prêts à favoriser l’occidentalisation en union avec le Japon : germe possible d’un nouvel ordre international ! Des Chinois ont pris conscience des apports dominants des Occidentaux et (surprise !) à côté de l’infiltration des idées de nation et de science moderne, il y a le « prestige de la race ».
L’histoire orientale a été inaugurée parmi les matières de l’Université de Tokyo (Tôdai) en 1886 avec de singulières coupures (notamment le rejet vers l’Occident des racines indo-européennes), cependant « Taiwan, la Mandchourie ensuite, la Corée dans une certaine mesure [deviennent] les laboratoires du Japon moderne où l’on expérimente diverses politiques économiques et urbanistiques, en retour appliquées si possible à la métropole japonaise » (p. 598). Corrélativement l’idéologie asiatiste pousse même à faire race commune avec les Chinois.
Après l’attaque de Pearl Harbour « le gouvernement japonais interdira l’usage du terme Extrême-Orient qu’il juge imprégné d’idéologie européocentrique et inadapté au projet révolutionnaire japonais prévu pour l’Asie » (p. 603). L’auteur a fait une étude poussée des associations activistes fondées au Japon pour y ménager le concours de Chinois, Mongols, Mandchous et Coréens, et il a désigné les Chinois qui ont été favorables au panasiatisme. Puis il y a, à la fin du livre, un recensement des penseurs japonais qui ont de nos jours devisé sur les relations les plus souhaitables en Asie pour leur pays, avec un aperçu des courants dominants qu’ils animent. Le bouquet est varié ; il nous découvre un pays à qui l’on peut aller proposer toutes les politiques.
La philosophie de l’histoire appliquée à l’Asie fait entrer en compte les opinions des marxistes extrême-orientaux sur le mode de production asiatique (MPA). L’analyse marxiste a buté sur le cas japonais jugé « celui d’une puissance industrielle maintenant des rapports sociaux de type semi-féodal » (un cas incongru, c’est certain). L’auteur dit qu’on ne peut voir large qu’en s’intéressant aux thèses de Karl Wittfogel qu’on a trop souvent expédiées sans examen. Le renoncement d’un grand nombre de Japonais libéraux à leurs convictions politiques des années 20 est en bonne place mais les tableaux d’anthropologie culturelle qu’il suscite mériteraient d’être replongés dans le temps galopant d’une Asie convulsée sous le besoin, ressenti pour la première fois, des Asiatiques d’être mieux reconnus. ♦