Le marché noir de la bombe, enquête sur la prolifération nucléaire
L’auteur annonce son livre : une enquête. Ce qu’il est en effet, enquête fort bien documentée mais, comme il se doit, embrumée d’incertitude et ponctuée de conditionnels, de « peut-être » et de « sans doute ». Si l’on n’y trouve pas de thèse affirmée, le regard que l’auteur porte sur la bombe colore l’ensemble d’un profond pessimisme. On y reviendra car là est l’important. Commençons par l’enquête. Le cœur du livre est au Pakistan où agit et complote, redoutable et falot à la fois, le père de sa bombe, Abdul Qadeer Khan. Autour de ce cœur, quatre parties s’organisent : la bombe pakistanaise, le Pakistan « proliférateur », ses clients « proliférants », le terrorisme nucléaire.
La bombe pakistanaise a de quoi justifier le pessimisme de l’auteur. Le mythe ressassé de la bombe islamique, la joie populaire qui a salué les premiers essais, joie relayée dans quelques pays d’islam et entretenue par les monuments qui célèbrent l’événement, la fête qui, chaque année, le commémore, Yaum-e-Takbeer « jour de la grandeur »… le lecteur hésite entre peur et apitoiement, pour peu qu’il oublie l’enthousiasme, pareillement indécent, de notre de Gaulle exaltant l’explosion de Reggan en 1960.
Le Pakistan proliférateur justifie le « marché noir » du titre. Il semble bien, à lecture attentive, que la responsabilité soit à imputer à l’affreux Abdul Qadeer Khan et que les dirigeants successifs du pays aient été soit dans l’ignorance des activités de l’affreux, soit hostiles lorsqu’ils en étaient informés. Ce marché noir, quels en sont les clients ? L’Iran peut-être, encore que l’auteur se fasse ici discret, la Corée du Nord et la Libye, incontestablement. Mais si le despote coréen a conduit, tant bien que mal, son projet à terme, le colonel libyen a renoncé au sien en 2003, renoncement à pas grand-chose il est vrai, tant son programme manquait de sérieux. C’est pourtant ce renoncement qui a dévoilé la multinationale de Khan, la commercialisation de ses centrifugeuses ayant ses relais en Malaisie et en Afrique du Sud.
Partant de la révélation de 2003, Bruno Tertrais extrapole, dans une prospective affolante. La « frénésie atomique » va s’emparer de tout le Moyen-Orient et la Syrie, l’Arabie Saoudite, l’Égypte, l’Algérie, la Turquie sont les frénétiques annoncés. Il s’agit là d’États. La contagion va-t-elle gagner les terroristes – islamiques il va de soi – et verra-t-on Ben Laden le doigt sur le bouton ? L’auteur n’ose pas franchir ce butoir, seul point, extrême il est vrai, où il se veut optimiste. Il remet à sa juste place la perspective d’un chaos pakistanais à la faveur duquel la bombe tomberait en de méchantes mains. Les Américains ont veillé au grain, ne ménageant pas leur collaboration pour sécuriser le système nucléaire d’Islamabad et Rawalpindi.
Voilà pour l’enquête. Venons à la thèse, ou à l’idée que l’auteur se fait de l’arme nucléaire. Rendons-lui justice, tout est dit dans l’avant-propos sur la nature de l’arme d’apocalypse : « Une seule arme thermonucléaire de forte puissance pourrait détruire une ville entière ». Tout est dit, et aussitôt oublié. L’affolement du lecteur est garanti s’il prend pour argent comptant les raisons qu’auraient les proliférants de proliférer : affirmation de prestige, motivations militaires, légitimation de régimes incertains, délocalisation de sauvegarde d’armes iraniennes ou coréennes. Rien de tout cela ne tient, face à la puissance quasi infinie de l’arme. Question : ces justifications ridicules sont-elles celles qu’on prête à des dirigeants immatures ou reflètent-elles la conviction de l’auteur ? De ces deux hypothèses, on ne saurait retenir la seconde sans faire insulte à Bruno Tertrais ; encore qu’il juge les théories de Gallois et Poirier, les seules pourtant qui vaillent, « fondées sur une hallucinante confiance dans la rationalité humaine ». Reste la première hypothèse, plus bénigne. Alors, devant le risque que feraient courir au monde les cancres de la classe, une saine pédagogie s’impose, à l’inverse de celle que, nolens, volens, l’auteur pratique ici. La peur entretenue en Occident est une contribution majeure à la prolifération.