Paroles d'officiers
Paroles d'officiers
Cet ouvrage est un témoignage, celui d’une population d’officiers qui peine à se reconnaître dans l’Armée d’aujourd’hui.
Son intitulé est doublement trompeur. En effet, ces « paroles » ne font que soutenir une réflexion d’ensemble sur une société d’officiers devenue « étrange », pour ne pas dire étrangère à nos concitoyens. Quant à la trentaine d’officiers rencontrés par les auteurs, ils sont particulièrement typés : en très grande majorité des officiers généraux ou des officiers supérieurs, tous issus des grandes écoles militaires, ils ont pour la plupart servi dans des formations de combat. On ne se plaindra pas d’un tel biais ! Peu ou prou, qu’il s’agisse des opinions exprimées par ces officiers ou des analyses des auteurs – ce que l’on ne distingue pas toujours – Paroles d’officiers exprime ou épouse les points de vue de représentants d’une élite militaire combattante. En cela, cet ouvrage présente un caractère tout à fait original.
Il s’ouvre sur le constat d’une Armée française diverse et bouleversée par les réformes et changements subis depuis trois ou quatre décennies. Il s’achève avec une réflexion sur l’action militaire au XXIe siècle, après s’être attardé sur le rôle de l’officier, sur sa place dans la société, sur les conditions de l’exercice de son métier, sur l’éthique militaire ou sur « l’expérience du combat ». À lire ces pages, le lecteur tant soit peu averti de la chose militaire ressent une double impression.
Celle d’une protestation implicite d’abord qui met en question les aggiornamentos récents de l’institution militaire. Cette protestation – qu’épousent d’ailleurs les auteurs – réaffirme d’une manière lancinante une conception traditionnelle de l’officier. « La fonction d’officier demeure largement immuable » écrivent les auteurs et « la mission première des officiers sera toujours de commander au combat » (p. 103). Le métier d’officier, impliquant « la responsabilité directe de l’action qui engage la vie des hommes » (p. 93) avec pour finalité de « gagner le combat » (p. 137) exige « des formations spécifiques et des tempéraments hors du commun » (p. 97). « Partageant au quotidien la vie » des hommes « les officiers sont plus des chefs que des managers » écrivent encore les auteurs (p. 95).
On pourra sourire de ces affirmations quelque peu emphatiques. Outre qu’elles ne s’appliquent qu’à des officiers servant dans des formations combattantes et ne valent que pour une partie de leur carrière, elles sont à contre-courant de mutations technologiques et managériales d’une institution que certains observateurs assimilent maintenant à « une structure de service public » (1). Mais justement ! D’une manière peut-être désuète et nostalgique, cet ouvrage porte la voix d’une élite militaire qui conteste des « dérives gestionnaires et bureaucratiques », la confusion entre commandement et management (p. 95-101) et plus généralement ce processus de modernisation et de civilisation qui travaille les armées depuis quelques décennies. Non ! L’Armée française n’est pas une entreprise comme une autre proclame implicitement cet ouvrage.
De même, pourra-t-on s’étonner qu’un long chapitre ait été consacré à « l’expérience du combat » (p. 129-153) ! Certes, comme l’observe un officier, depuis peu, l’engagement en Afghanistan remet « l’officier français à sa place de chef de guerre » (p. 235). Mais, que signifient ces considérations où il est question d’« accepter de mourir », de « donner la mort », de « supériorité tactique » ou de « dominer » l’adversaire, alors que jamais peut-être au cours de ces dernières décennies l’Armée française a aussi peu délivré la mort et aussi peu livré combat ? Engagés dans d’innombrables opérations extérieures, le plus souvent, ses combattants subirent des coups sans en rendre : « artisans de la paix » brutalement plongés dans la guerre, combattre leur fut interdit sauf dans de rares cas ! Alors, pour plagier Baudrillard, ces proclamations sur le combat ne désignent-elles pas « ce dont on est séparé » (2) : comme l’expression d’une privation pour des officiers dont la vocation était de commander au combat ?
Un sentiment de désenchantement trame les chapitres de cet ouvrage : c’est la seconde impression ! « Les métiers militaires s’éloignent inexorablement des préoccupations du quotidien des Français » déclare l’un de ces officiers (p. 57). À leur écoute, les auteurs en concluent que « les exigences hors normes du combat » deviennent peu compatibles avec « une société qui refuse la mort et qui est habituée à vivre en situation de sécurité contrôlée » (p. 132). « À quoi cela nous sert-il de demeurer une puissance militaire si le reste s’écroule ? », interroge un officier (p. 206) ! Désenchantement encore dans une nostalgie de la conscription perçue comme instance de socialisation (p. 55), dans une « perte de prestige » et dans le « déclassement » de l’officier (p. 107) – phénomène qui n’est certes pas nouveau – mais aussi dans ce constat frappant : l’augmentation progressive d’un taux de suicide des militaires que, non sans raison, les auteurs attribuent à l’affaiblissement de ces liens de sociabilité qui jusqu’à présent caractérisait la société militaire (p. 119-124).
Et puis, comment ne pas s’attarder sur ce chapitre consacré aux rapports entre « les officiers et le pouvoir politique ». Bien sûr, on y proclame l’attachement du soldat à la loyauté républicaine, mais « encore faut-il que les décisions prises par l’État soient acceptables par les citoyens de plein exercice que sont les officiers ! ». Et les auteurs de citer cette parole : « L’État est légitime tant qu’il sert la Nation. Quand cette condition n’est plus respectée l’officier doit (…) fixer les limites de son indéfectible loyauté » (p. 171-172). La charge est lourde ! Elle se nourrit de doutes sur la légitimité de certaines interventions militaires, sur la capacité des politiques à assumer la responsabilité de leurs décisions, sur leur compétence. Et plus profondément, c’est le scepticisme des officiers vis-à-vis de l’intérêt que la classe politique porte à son armée qui est mise en avant dans ce chapitre, avec en final cette interrogation : « L’armée française est-elle en train de devenir une armée pontificale ? » (p. 194).
On pourra reprocher aux auteurs poncifs et approximations, l’absence de perspectives historiques ou de distance critique sur de soi-disant « nouveaux types de conflits » pas si nouveaux, avec ces lieux communs ressassés par la nouvelle doxa doctrinale : « guerre dans les populations », « conquérir les cœurs et les esprits », etc. !
Cet ouvrage n’est pas une enquête, ce n’est même pas un essai ! C’est un précieux document : le témoignage en 2010 de la contestation latente d’officiers devant l’absence d’horizons d’une Armée française qu’ils ont au cœur.
(1) Luc Jacob-Duvernet : « De nouveaux officiers », dans Révolutions aux Armées : les nouveaux officiers, Les cahiers de génération, n° 8, p. 7-9.
(2) J. Baudrillard : Pour une critique de l’économie du signe ; Gallimard, 1976, p. 252.