Vainqueurs et vaincus, lendemains de crise
Vainqueurs et vaincus, lendemains de crise
Il n’est plus besoin de présenter François Heisbourg tant sa place et son rôle dans la réflexion stratégique française sont essentiels. Même si ses prises de position sont parfois critiquées, il n’en demeure pas moins vrai que ses analyses et ses propositions sont pertinentes et participent au débat géopolitique.
Il en va ainsi de son dernier livre centré sur les conséquences stratégiques de la crise économique qui s’est ouverte au deuxième trimestre 2008 avec l’effondrement des subprimes. Plus qu’une simple récession temporaire, il s’agit d’une période de perturbation, de transformation et de mutation profonde de l’ensemble des relations internationales dont toutes les implications n’ont pas encore été totalement perçues et comprises, notamment sur le plan stratégique avec l’apparition de nouveaux rapports de force entre les nations. Il est finalement bien loin le temps où la « fin de l’histoire » aurait permis de toucher enfin les « dividendes de la paix ». En fait, la « grande récession » a accéléré la transformation de l’ordre mondial avec des pays « vainqueurs » comme la Chine et d’autres que l’auteur n’hésite pas à qualifier de « vaincus » car ils n’ont pas su ou voulu s’adapter suffisamment vite à l’évolution du monde.
La Chine est, selon François Heisbourg, la grande gagnante. À l’inverse, des petits ex-« dragons » européens comme l’Irlande ou l’Islande, dont l’échec a été brutal, le dragon chinois, en s’appuyant sur les décisions politiques et économiques prises par Deng Xiao Ping en 1979, a accédé au modernisme et à la prospérité, certes encore inégalement partagée. Après des décennies de repli, voire d’humiliation ou d’utopie maoïste, Pékin peut désormais exprimer et afficher ses ambitions, et, même, s’affranchir des autres grands de la planète, voire de les contrer sur la scène internationale comme ce fut le cas avec la France ou encore lors de la visite du président Obama à l’automne 2009. La question posée par François Heisbourg porte sur l’évolution de la relation sino-américaine, que les États-Unis ne souhaitent pas conflictuelle en raison des intérêts économiques communs. Au final, il estime que les dirigeants chinois porteront leurs efforts sur la poursuite de la croissance économique et non sur la revendication d’un nouvel impérialisme pacifique. Il faudra toutefois suivre avec attention Pékin et rester cependant réaliste entre les déclarations et certaines pratiques plutôt agressives notamment autour d’Internet et dont les objectifs sont loin d’être transparents.
Si la Chine est désormais la puissance mondiale montante, les États-Unis restent « malgré tout » la première puissance mondiale et conservent de précieux atouts. Tout d’abord, la crise économique fait partie du cycle américain et de la culture entrepreneuriale des Américains. La « grande dépression » de 1929 n’a pas empêché les États-Unis de poursuivre leur course en avant et de rebondir grâce à une capacité permanente d’innovation et d’adaptation au changement. La modernité est consubstantielle à l’esprit américain. Par ailleurs, les États-Unis sont de très loin la seule puissance militaire globale depuis l’effondrement de l’URSS qui avait essayé en vain de la rivaliser. Pékin, malgré ses efforts, ne pourra pas contester ce leadership américain avant au moins deux décennies. Pourtant, malgré cette capacité militaire unique et quasi illimitée, la question de la volonté stratégique américaine est désormais posée, surtout avec l’Administration Obama moins encline à vouloir changer le monde que les néo-conservateurs qui entouraient George W. Bush.
À l’unilatéralisme arrogant a succédé une politique plus pragmatique, mais dont les objectifs premiers restent fondamentalement la préservation des intérêts américains, d’autant plus que le pays est confronté à des défis internes majeurs avec la sortie de la crise économique et la préparation de l’après pétrole. Il faut y rajouter les défis externes, dont le moindre n’est pas celui de la guerre en Afghanistan et où l’Europe n’est plus considérée que comme un acteur secondaire. Pour Washington, le centre de gravité de la planète a en effet basculé vers le Pacifique et l’Orient – du proche à l’extrême – écartant le continent européen des débats stratégiques du futur. Il ne faut pas oublier ici l’effet générationnel qui joue pleinement dans le rôle d’oubli de la mémoire de l’histoire. Depuis Bill Clinton, tous les Présidents sont désormais nés après la Seconde Guerre mondiale et n’ont plus cette référence dans leur propre mémoire. Soulignons que ce phénomène inéluctable est également à l’œuvre en Europe, accentuant la séparation « psychologique », voire la fracture entre les deux rives de l’Atlantique. Et de fait, François Heisbourg considère que la « grande récession » a accéléré le déclin et la marginalisation des alliés traditionnels de Washington, l’Europe et le Japon.
Le Japon n’arrive pas à sortir de la stagnation entamée il y a déjà une vingtaine d’années. La période du plein-emploi garanti à vie est désormais révolue et la stagflation illustre bien cette morosité nippone qui ne cesse de s’accroître. L’exemple de Toyota en est une illustration bien négative avec des difficultés techniques sur ses voitures tournant à l’humiliation. De plus, non seulement la Chine, mais également la Corée du Sud sont devenus les concurrents, voire dépassent désormais l’Empire du Soleil Levant, y compris dans le domaine des hautes technologies. À cela, s’ajoutent les incertitudes stratégiques autour du bouclier américain – est-il encore fiable politiquement ? – et le vieillissement démographique, peu porteur de dynamisme et de modernité. Tokyo semble passé de mode.
Quant à l’Europe, prise dans sa dimension d’Union européenne, la question posée est de savoir si celle-ci veut et peut jouer encore un rôle majeur sur la scène internationale. La crise l’a profondément affectée comme le montrent la situation inquiétante de la Grèce et la remontée du chômage dans la plupart des pays membres de l’UE. Déficits budgétaires en hausse, absence de réponse politique commune, égoïsme des nations, incapacité de Bruxelles à fixer des règles de bonne conduite et à susciter l’adhésion des opinions publiques… Tout concourt à donner une image plutôt négative de l’Europe. De plus, la mise en œuvre du Traité de Lisbonne à un moment inopportun, en pleine crise économique, accroît la confusion et complexifie la gouvernance européenne. La montée en puissance du service diplomatique extérieur a ainsi mal débuté lors du tremblement de terre de Haïti et a donné là encore une impression déplorable alors même qu’elle est au final le premier contributeur financier. À cela, il faut rajouter la montée des populismes, en particulier dans les nouveaux États membres issus de l’Europe de l’Est (PECO) avec une double déception, tout d’abord des États-Unis désormais moins intéressés par les PECO et davantage tournés vers un rapprochement avec Moscou et enfin de la « vieille » Europe, moins encline à financer la modernisation et la remise à niveau de ces pays.
C’est ici que se pose la question des relations avec la Russie, hier ennemi, aujourd’hui partenaire difficile et aux ambitions affichées, à défaut d’être pleinement retrouvées. C’est ainsi qu’avant la crise, l’Ukraine et la Géorgie aspiraient à très vite intégrer l’Otan puis l’UE. Avec les guerres du gaz et en Transcaucasie à l’été 2008, la prudence est désormais de mise. S’agit-il pour Moscou de se reconstituer un glacis stratégique ? Il sera ici intéressant d’observer les évolutions de la relation russo-polonaise à la suite du double drame de Katyn. Un meilleur dialogue entre la Russie et la Pologne serait au bénéfice de toute l’Europe. De même, le récent accord entre l’Ukraine et la Russie sur les approvisionnements gaziers et le stationnement de la flotte russe à Sébastopol est-il plutôt un facteur d’apaisement, même si cela agace les Atlantistes les plus convaincus.
Au-delà de la « grande récession », François Heisbourg aborde enfin d’autres évolutions stratégiques qui se dessinent peu à peu. Tout d’abord, il faut souligner que l’impact de la crise économique a été moindre dans les pays classés comme « pauvres » et tout particulièrement en Afrique, dont le décollage économique pourrait devenir une réalité d’ici peu, à condition que la bonne gouvernance devienne la règle dans les pratiques politiques. Le rôle des télécommunications autour des téléphones portables et d’Internet est ici passionnant à observer comme catalyseur de progrès et de développement pour les pays à l’économie dite émergente. La révolution numérique peut constituer une chance historique pour le continent africain.
Parmi les autres enseignements à tirer, il ne faut pas négliger l’Inde, deuxième puissance démographique mondiale et qui ne veut pas se laisser distancer par sa voisine et concurrente, la Chine, alors même qu’elle vient à peine de prendre conscience de son retard par manque de volontarisme. D’autres défis attendent également les grands acteurs du monde, à commencer par le réchauffement climatique et l’attitude à adopter pour limiter les émissions de CO2. Là encore, les réponses qu’apporteront la Chine et les États-Unis, les principaux pollueurs de la planète, seront scrutées et commentées avec intérêt et inquiétude, notamment par les Européens, davantage préoccupés par les questions environnementales que les premiers cités. Il y a en effet un risque réel de vouloir privilégier le court terme pour permettre un retour rapide à la croissance au détriment d’une politique de développement durable plus ingrate et souvent impopulaire électoralement.
Se pose ici la question de l’après-pétrole, avec là encore, plus d’interrogations que de certitudes. Quelles énergies alternatives ? Le nucléaire est-il la solution la plus performante ? Derrière, il sera également nécessaire de réfléchir au mode de société future, sachant qu’il serait hypocrite et illusoire, de la part des pays développés, de refuser l’accès des pays émergents à la société de consommation. L’échec du Sommet de Copenhague illustre cette problématique majeure pour notre avenir.
La conclusion de François Heisbourg constate que l’histoire s’est accélérée avec cette « grande récession ». Quatre nouvelles puissances stratégiques sont en train d’émerger et de revendiquer un rôle plus actif dans la conduite des affaires du monde : la Chine, l’Inde, l’Indonésie et le Brésil. De plus, le facteur démographique redevient facteur de puissance car il signifie désormais d’énormes marchés potentiels pour une clientèle avide de consommer. Là encore, l’Asie sort gagnante sans pour autant exclure définitivement l’Afrique qui, grâce aux technologies de l’information, entame enfin sa transformation. La coupe du monde de football en Afrique du Sud en juin sera un bon révélateur à observer. On peut s’interroger ici de l’absence du monde arabo-musulman qui est peu évoqué dans ce livre, excepté par l’approche de la dépendance aux matières premières, facteur de fragilité. Nul doute qu’il y a là un gisement de réflexion pour un prochain ouvrage. Cette dépendance aux matières premières peut se voir aussi pour la Russie qui a pâti de la récession. On peut cependant estimer qu’avec une gestion plus performante des ressources de son immense territoire, Moscou dispose d’atouts considérables pour l’avenir. À condition de savoir s’en servir.
Il y a donc les vainqueurs et les vaincus. Et dans ce dernier groupe où figure le Japon selon l’auteur, l’Europe pourrait se reclasser si elle n’arrive pas à retrouver une dynamique qui lui fait désormais défaut, surtout pour affronter les défis de demain, dont celui du réchauffement climatique aux conséquences peu maîtrisables. La question grecque est d’ores et déjà une mise à l’épreuve décisive. Le monde de demain sera ainsi plus instable avec des risques de ruptures stratégiques irréversibles. Il n’est que temps de préparer l’avenir en évitant de se focaliser sur l’immédiateté et le court terme, maladies mortelles de notre société hypermédiatisée où les people ont remplacé les penseurs et les savants.