Débats et commentaire
• Ne doit-on pas être inquiet du clivage entre les Occidentaux qui ont inventé le droit et le reste du monde qui a subi l’ingérence, pas humanitaire du tout, de l’Occident pendant le XIXe siècle ? N’y a-t-il pas un rôle de pédagogie, d’échange des cultures, à instaurer pour éviter le choc ?
Le lieu de l’échange, ce sont les Nations unies et c’est pourquoi il est regrettable de voir les États-Unis agir de façon unilatérale. On peut sans doute distinguer l’ingérence humanitaire accomplie par des ONG dans des situations de crise et celle des États en tant que tels, soit qu’elle soit cautionnée par l’Onu, soit qu’elle intervienne spontanément. On ne peut pas parler d’ingérence humanitaire lorsque les Nations unies exercent leur compétence dans un but de protection des droits de l’homme : on reste dans les compétences de la Charte. Peut-être y a-t-il une part d’hypocrisie car on ne reconnaît pas la vocation du Kosovo à être indépendant, on réaffirme l’intégrité territoriale de la Serbie mais on intervient dans une partie de son territoire. Il y a donc une certaine précarité dans le domaine juridique.
• Quand le pacte de Varsovie intervenait à Budapest et à Prague, il était dans son droit : il agissait dans sa zone, au nom d’une morale admise par l’ensemble des pays du pacte, clairement inscrite dans les Constitutions. Or, le droit d’ingérence dont il est question dépend également d’une morale, et celle-ci peut changer.
Notons toutefois que les interventions du pacte de Varsovie violaient le droit international positif, puisque la notion de zone d’influence n’était pas reconnue, et les pays subissant cette intervention étaient considérés comme souverains et indépendants. La doctrine Brejnev de la « souveraineté limitée » ne peut être admise car elle consiste en une pratique imposée par un État fort dans sa zone d’influence.
• On a tout de même progressé depuis 1945 par l’adoption d’un certain nombre de moyens : la Déclaration universelle, la Convention contre le génocide, etc., de sorte qu’on a désormais des repères. Le Conseil de sécurité ne peut pas être considéré comme une institution disant le droit et nous devons invoquer une légitimité dépassant celle-ci en faisant référence aux procédés juridiques dernièrement créés.
Lorsque Pierre-Marie Dupuy a signalé l’absence de considérations stratégiques dans la Charte, on peut le contester. Roosevelt, Churchill et Staline étaient très marqués par les conceptions stratégiques, et le Conseil de sécurité, c’est le concert des puissances, c’est la résurgence de cette notion du XIXe siècle. On restait conscient qu’on ne pouvait pas intervenir dans les zones d’influence des grandes puissances pour des raisons tenant à la Realpolitik. D’où l’impuissance du Conseil de sécurité en certaines circonstances. Je ne suis pas pour la codification d’un droit d’ingérence, mais je suis pour les pratiques d’ingérence, ce qui est fort différent.
• Il y a manifestement eu une évolution du droit international qui a été rendue possible par cette fiction selon laquelle désormais tous les États seraient d’accord sur un certain nombre de valeurs, voire même sur une notion commune de la démocratie ; chacun sait combien cela est faux, mais tout droit constitutionnel (la Charte en est un) est fondé sur des fictions constituantes. Il s’agit d’un contrat pour agir comme si… Les termes de la fiction constituante se sont renouvelés après l’effondrement du mur. De plus, il n’y a rien de plus subjectif, donc de plus contestable, que l’invocation des valeurs, et donc pour mettre une intervention à l’abri d’une critique radicale il convient de la faire assumer par l’Organisation mondiale et non par quelque puissance. Hélas ! l’ONU est mal équipée : le Conseil de sécurité est un organe politique qui a un pouvoir discrétionnaire de qualification des situations. La prétention à l’avancée normative fondée en éthique n’est pas balancée par une évolution organique qui permettrait d’éviter ce porte-à-faux.
• Je suis un peu gêné qu’on n’évoque pas le leadership de l’Occident en ce qui concerne le droit international et ce qui entrave l’application universelle de celui-ci. On se réfère à la Charte de l’ONU, à la Déclaration universelle, mais la majorité des États existant aujourd’hui ont acquis l’indépendance après et considèrent à juste titre que ce droit est d’origine occidentale, antérieur, et qu’il n’est pas question de le leur imposer sans leur avis. Personne n’a, par exemple, abordé les cinq principes de coexistence pacifique de la conférence de Bandoung, en 1955, à laquelle les nations non alignées se sont attachées. Les Nations unies ont organisé à Vienne, après la guerre froide, une conférence universelle sur les droits de l’homme alors que 49 pays d’Asie principalement s’étaient mis d’accord auparavant à Bangkok pour contester cette universalité de droits qu’on voulait leur imposer. Il y a aujourd’hui tout un discours chinois sur la défense des droits de l’homme : où est le tribunal pour trancher ?
La Charte de 1945 a été faite par les vainqueurs et non par les Occidentaux. Nos alliés italiens ou allemands nous reprochent d’avoir adopté cette déclaration sans eux. Parmi les vainqueurs, il y avait la Chine, nationaliste certes, mais c’était tout de même la Chine éternelle, et l’Union soviétique. En 1948, lors de la Déclaration universelle, il y avait de grands pays comme l’Inde et des États du Tiers-Monde comme les Philippines, etc. Au demeurant, peu importe, car lorsque les États décolonisés ont adhéré à la Charte, ils ont assumé volontairement l’acquis juridique des Nations unies. S’agissant de la conférence de Vienne, il est vrai que certains pays dans la phase de préparation régionale en Asie ont fait monter les enchères, mais au même moment les coalisés asiatiques ont invoqué l’universalité des droits de l’homme en disant que le discours des États était unilatéral. Finalement, le texte de la proclamation de Vienne est une synthèse fort équilibrée. Un pays comme la Chine n’a pas encore ratifié les deux pactes sur les droits civils et politiques, mais elle les a signés, ce qui, pour les juristes, revient à l’acceptation des objectifs de ces traités.
• Peut-on mettre sur le même plan les massacres au Rwanda et ce qui se passe en Tchétchénie où la Russie essaye de maintenir l’intégrité du pays contre une tentative de sécession ?
Dans la mesure où on part d’une appréciation de l’opportunité, de la nécessité d’une intervention humanitaire, ce qui compte d’abord c’est la situation de détresse dans laquelle se trouvent les populations. Or, on a l’impression que la situation en Tchétchénie est particulièrement alarmante, et cela nous met au pied du mur. C’est là où l’on mesure les limites de la volonté normative d’une ingérence à caractère humanitaire.
• Ces débats nous ont fait percevoir une sorte de conflit, de non-adaptation, entre le droit en formation et les faits. Peut-on être optimiste alors qu’il apparaît que, dans la société internationale, le droit est très souvent le résultat de rapports de forces ? Pour reprendre le problème des frontières, la Tchétchénie a le malheur d’être au nord de la ligne du Caucase et d’appartenir à la Fédération de Russie, sans l’avoir choisi, de sorte qu’on peut considérer que l’intangibilité des frontières est un mythe : d’ailleurs celles-ci éclatent sous nos yeux puisqu’elles sont le résultat d’un rapport de forces. Tordons aussi le cou à cette notion de la fin de l’histoire : elle n’est jamais finie et elle se recompose sous nos yeux.
Commentaire du professeur Hubert Thierry
La qualité exceptionnelle des exposés et des débats m’engage, Monsieur le président, à y ajouter quelques remarques, et tout d’abord quant à l’expression « droit d’ingérence » elle-même. On nous dit que son inventeur est Mario Bettati ou encore Bernard Kouchner, ou peut-être Jean-François Revel. Cependant, en dépit de cette paternité multiple, on peut se demander si cette expression est véritablement satisfaisante. Lorsqu’il y a emploi de la force armée comme au Kosovo, ou encore mise en œuvre de moyens militaires comme en Somalie ou au Rwanda, il s’agit davantage d’intervention que d’ingérence. On m’a fait remarquer que ce terme était devenu habituel et qu’il convenait de le garder, mais, en accord avec l’amiral Hugon, j’étais plutôt partisan de parler d’intervention humanitaire.
Quoi qu’il en soit, lorsque l’ingérence ou l’intervention ne comporte pas l’emploi de la force armée, s’il ne s’agit que de démarches diplomatiques, de rupture des relations ou encore de sanctions économiques en réaction contre de graves violations des droits de l’homme, ce sont là des mesures licites qui correspondent à une large pratique de la France et d’autres États, et n’ont aucun caractère de nouveauté.
S’il y a, en revanche, emploi de la force armée comme au Kosovo, c’est le droit relatif à celui-ci qui est en cause. Or, la problématique à ce sujet est en dernière analyse très simple. En dehors de l’hypothèse de la légitime défense, l’emploi de la force armée est licite lorsqu’il est décidé ou autorisé par le Conseil de sécurité des Nations unies et ne l’est pas dans le cas contraire. Les opérations de rétablissement de la paix en Somalie, au Rwanda, en Bosnie, ont été décidées par l’Onu et l’opération française au Rwanda a été permise par le Conseil de sécurité. Il n’en a pas été de même pour le Kosovo. Les frappes aériennes n’ont pas été autorisées par le Conseil de sécurité et l’Otan s’est substituée aux Nations unies. Force est d’admettre que cette opération n’était pas conforme au droit international tel qu’il est jusqu’à présent. On peut dire en revanche qu’elle était moralement justifiée, tant il est vrai qu’il n’était pas supportable que les violences dont les Kosovars étaient victimes se perpétuassent et que tout eût été tenté par des voies pacifiques pour y mettre fin.
Que peut-on reprocher aux interventions à des fins humanitaires, et particulièrement à celles qui ont été entreprises sous les auspices des Nations unies : Rwanda, Somalie, Bosnie ? C’est essentiellement d’avoir été des échecs faute de moyens suffisants. À chaque fois, les forces d’intervention étaient trop faibles, comme il en a été à Srebrenica, où trois cents casques bleus hollandais n’ont pu défendre cette enclave protégée contre des forces serbes en nombre très supérieur. Au Kosovo, en revanche, les frappes aériennes ont tout de même obtenu que Milosevic se pliât aux conditions fixées par les Alliés et qu’un terme fût ainsi mis aux violences que les Kosovars subissaient.
Le droit d’ingérence n’est sans doute pas pleinement satisfaisant sous l’angle juridique. Il a tout de même le mérite de refléter une certaine évolution du droit international telle que la souveraineté, si fortement mise en valeur pendant la période de la guerre froide, et appelée à plier devant les exigences humanitaires lorsque des populations sont en péril, que ce soit en raison de catastrophes naturelles ou de tragédies politiques. Le droit d’ingérence a aussi pour mérite de rendre compte de la responsabilité des puissances occidentales, et donc de l’Otan où elles sont dominantes, au regard des droits de l’homme et des valeurs morales dont elles se réclament. Ces valeurs appellent de leur part davantage que des proclamations et donc, dans des circonstances exceptionnelles et faute d’autres solutions, la mise en œuvre de tous les moyens nécessaires à leur sauvegarde. ♦