Afrique - L'Ouganda : un acteur essentiel dans le conflit des Grands lacs
Dès le début des années 90, l’Ouganda a activement manifesté ses ambitions régionales. Revenu au pouvoir par les armées en 1986 après une transition difficile, le président Yoweri Museveni, après avoir commencé à stabiliser la situation intérieure de ce pays de 236 000 kilomètres carrés et 21,5 millions d’habitants, a appliqué un programme économique qui a séduit les grands bailleurs de fonds. Il a vite été perçu en Afrique, mais surtout dans le monde occidental, comme un « nouveau dirigeant » moderne et efficace, symbole du renouveau politique du continent. Fort de cette image et d’un soutien important des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne et de nombreux autres pays du Nord de l’Europe, il a cherché à forger, de la corne de l’Afrique jusqu’à l’Angola et l’Afrique du Sud un système d’alliances grâce auquel il serait en mesure de réaliser cette ambition régionale. Durant cette décennie, il a développé sa politique en Afrique centrale selon deux axes principaux : un soutien notable à la rébellion sud-soudanaise de John Garang (appuyée elle-même par les États-Unis hostiles au régime pro-islamiste de Khartoum) et, simultanément, un appui décisif aux mouvements tutsis rwandais, réfugiés en Ouganda depuis les années 60, et qui l’avaient aidé à conquérir le pouvoir.
Le soutien à John Garang a valu au régime de Yoweri Museveni un appui politico-militaire notable des États-Unis, mais a impliqué un soutien de Khartoum aux mouvements d’opposition armés ougandais, facteur important d’insécurité dans la zone, et de plus en plus difficile à surmonter pour Kampala. La victoire en 1994 du Front patriotique rwandais de Paul Kagamé a permis une redoutable alliance entre l’Ouganda et le Rwanda, constituée avec la bienveillance active des États-Unis, qui en 1996-1997 a permis à Laurent-Désiré Kabila et à ses troupes de renverser le régime de Mobutu dans l’ex-Zaïre et de s’installer au pouvoir.
Cette série de succès ougandais a été interrompue par l’aggravation du conflit en RDC en 1998, par l’enlisement militaire et ses effets économiques et politiques sur l’Ouganda, puis par la rupture entre Kabila et ses alliés rwandais et ougandais, suivie en août 1999 par celle de l’alliance entre Kampala et Kigali.
L’Ouganda s’est ainsi retrouvé affaibli et en difficulté. À partir de la fin de l’année 1998, Yoweri Moseveni ne fut plus en mesure de tirer profit du jeu d’alliances qu’il avait contribué à forger et des recompositions politiques favorables dans cette zone orientale et centrale du continent.
À l’intérieur, il devait affronter une insécurité croissante due aux activités des mouvements d’opposition armés soutenus par le Soudan : l’Armée de résistance du Seigneur (LRA), agissant à partir du territoire soudanais et réputée pour ses épouvantables actes de violence contre les populations civiles ; les ADF (Allied Democratic Forces), bien implantées dans le Nord, regroupant plusieurs mouvements d’opposants, d’ex-partisans de Mobutu ou des milices hutues rwandaises. La lutte contre ces mouvements pèse lourd sur l’économie et le budget du pays et favorise un durcissement politique du régime.
En même temps, l’Ouganda appuie deux mouvements d’opposition congolais, le Mouvement de libération du Congo (MLC) dirigé par Jean-Pierre Bemba et contrôlant la région de Gbadolite, et le Rassemblement congolais pour la démocratie-Mouvement de libération, dirigé par le professeur Wamba dia Wamba et installé à Kisangani (le troisième mouvement rebelle armé congolais étant un autre Rassemblement congolais pour la démocratie, dirigé par Emile Ilunga, installé à Goma et soutenu par le Rwanda en totale divergence avec l’Ouganda sur la stratégie à suivre). L’enlisement ougandais, là encore, coûte cher, contribue à bloquer toute démocratisation du régime, et développe à une échelle de plus en plus inquiétante une corruption qui se nourrit de la prédation des richesses des zones congolaises occupées. Les bons résultats économiques obtenus depuis la fin des années 80 et qui avaient permis une attitude favorable et généreuse des bailleurs de fonds, en particulier le FMI et la Banque mondiale, sont désormais menacés, d’autant plus que les coûteux engagements militaires du pays sont perçus très négativement et que la bienveillance politique des États-Unis n’est plus aussi assurée qu’auparavant.
Dans cette situation, depuis la fin de l’année 1999, Yoweri Museveni semble amorcer une révision de sa politique, conscient de la gravité du risque de perdre désormais ses soutiens économiques et politiques occidentaux dans un environnement régional nettement moins favorable à la réussite de ses ambitions. Il a d’abord, depuis septembre 1999, signé et affirmé son appui aux accords de paix de Lusaka avec un engagement nettement plus net que celui de son voisin rwandais, tout en maintenant son objectif principal d’obtenir des garanties pour la sécurité de ses frontières, notamment contre l’ensemble des mouvements armés hostiles non-signataires des accords de paix (ce qui reste une des difficultés majeures de l’application de ceux-ci). Museveni s’est malgré tout placé comme un acteur clé du conflit, favorable à une solution politique pacifique. Kampala soutient ainsi clairement la mise en œuvre rapide d’une force de paix des Nations unies, suffisamment importante pour permettre le retrait dans de bonnes conditions des troupes étrangères de tout le territoire congolais. Il se pose en partisan lucide et réaliste de la paix, reconnaissant lors de la réunion du Conseil de sécurité des Nations unies consacrée au conflit des grands lacs, qui s’est tenue à New York fin janvier 2000, qu’une opération de maintien de la paix dans la région serait onéreuse et risquée, mais ajoutant que « le coût de l’inaction, comme on l’a vu au Rwanda, serait trop abominable, trop élevé et moralement répugnant ».
En même temps que ces efforts diplomatiques pour effacer une image belliqueuse et négative de l’Ouganda dans le conflit en RDC, Yoweri Museveni a entrepris de desserrer l’étau soudanais en rétablissant, en décembre 1999, le dialogue avec le régime de Khartoum et en signant avec ce dernier, à Nairobi, un accord qui prévoit une cessation de part et d’autre des soutiens aux mouvements armés entretenus l’un contre l’autre par le Soudan et l’Ouganda. L’application effective de cet accord, qui correspond bien aux intérêts urgents des deux régimes, devrait entraîner le rétablissement des relations diplomatiques dès le premier trimestre 2000. Ces décisions ont été confirmées à Tripoli fin décembre lors d’une réunion à laquelle participaient les deux chefs d’État.
Champion de l’intégration régionale en Afrique de l’Est, partisan d’un panafricanisme moderne et d’un renouveau africain, sachant entretenir de bonnes relations à la fois avec les Occidentaux et les bailleurs de fonds d’une part, avec les régimes africains les plus progressistes d’autre part, Yoweri Museveni est parvenu jusqu’à présent, avec une grande habileté politique, à rester un acteur essentiel du conflit des grands lacs et de son issue… même si la situation politique intérieure en Ouganda n’est pas vraiment caractérisée par des progrès sensibles dans le sens de l’ouverture et de la démocratisation. ♦