De Gaulle
Paul-Marie de La Gorce a déjà publié un ouvrage sur de Gaulle en 1964 (1). À cette époque, il n’existait sur le sujet que très peu de sources, à peine quelques esquisses biographiques, aucune étude universitaire ou scientifique, très peu de témoignages, et pratiquement aucune archive n’était accessible. Rien de tel aujourd’hui. Toutes les archives sont ouvertes, même avec quelques restrictions en France, mais aussi en Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis, en Russie.
De Gaulle a écrit ses Mémoires d’espoir, inachevés. L’Institut et la Fondation Charles de Gaulle ont fait paraître des études essentielles sur certains aspects de sa vie et de son œuvre. Les actes du colloque organisé pour son centenaire ont également apporté des éclaircissements intéressants sur cette phase de l’histoire. Paul-Marie de La Gorce a pris en compte tous ces éléments pour écrire ce nouveau livre sur le fondateur de la Ve République. Toutefois l’auteur avertit : ce n’est pas le même ouvrage, augmenté de quelques chapitres. Trente-cinq ans plus tard, l’ancien directeur de la revue Défense Nationale nous propose en effet une étude beaucoup plus fouillée qui s’appuie notamment sur une longue et riche expérience de cinquante ans de journalisme. En effet, ce livre est beaucoup plus qu’un ouvrage sur l’ancien chef de la France libre. Il fournit à l’auteur l’occasion « d’évoquer les fureurs de ce siècle, les guerres à l’échelle du monde, les combats où beaucoup d’entre nous se sont engagés corps et âme, les empires écroulés, les idéologies mortes, les contradictions dépassées, les querelles oubliées… De Gaulle fut mêlé à tout. Très souvent au cœur de cette mêlée, sa vie fut une aventure dans le siècle ».
Une grande partie du siècle qui s’achève a en effet été marquée par de Gaulle. Il y a d’abord eu l’écrivain qui assistait à la décadence militaire de son pays et tentait d’y parer par l’usage de la plume et la force des idées. Puis est venu le sous-secrétaire d’État d’un gouvernement en déroute qui décida, sans aucun mandat et du fond de son exil londonien, de dire « non » et d’incarner l’indépendance nationale. Après une traversée du désert de douze années, le voici de retour au pouvoir en 1958. Aux yeux des historiens, de Gaulle consacre alors l’indépendance de quinze pays africains, tranche la dramatique affaire algérienne, tend la main à l’Allemagne et ouvre un processus de coopération fructueuse avec l’ennemi d’hier, établit avec les États du Tiers Monde des rapports d’un type nouveau, reconnaît la Chine populaire, ose mettre en procès l’hégémonie américaine sur le Vieux Continent, rompt avec l’Organisation militaire atlantique et met sur pied un système de dissuasion nucléaire qui assure à la France une défense indépendante. Tous ces événements capitaux de l’histoire du XXe siècle ont porté l’empreinte du premier président de la Ve République. Cependant, beaucoup de ces faits majeurs ont alimenté des controverses. Parmi celles-ci, la question algérienne.
Sur ce sujet épineux, qui a beaucoup perturbé la société française à la fin des années 50 et au début des années 60, Paul-Marie de La Gorce analyse avec minutie la pensée de de Gaulle sur la décolonisation. Il cite toute une série de témoignages qui mettent en relief une donnée principale ; l’Algérie était un pays différent de la France non seulement par l’histoire, la géographie et la langue, mais surtout par la civilisation, la culture et la religion. À partir de ce constat s’enchaînent des confidences à des proches et à des collaborateurs : à Geoffroy de Courcel : « Il ne faut pas se faire d’illusions, l’Algérie sera sans doute indépendante » ; à Louis Terrenoire : « rien, ni personne, ne peut plus arrêter le mouvement revendicatif algérien » ; à Bernard Tricot : « Plus tard, l’Algérie deviendra sans doute indépendante » ; à un journaliste de L’Écho d’Oran : « L’Algérie de papa est morte, et si on ne le comprend pas, on mourra avec elle ». Lorsqu’il lance à la foule, le 1er juin 1958, son fameux « Je vous ai compris », et se voit reprocher de ne pas prononcer la phrase tant attendue « Algérie française », il fournit à son gendre Alain de Boissieu une explication qui préfigure sa politique ultérieure : « Je vais essayer de trouver la solution la plus française pour mettre un terme à ce drame, mais il est déjà trop tard ». Le général n’a d’ailleurs prononcé qu’une seule fois les mots « Algérie française » le 4 juin 1958 à Mostaganem. Son gendre a toujours été convaincu que c’était le résultat d’une manipulation des techniciens de la radio d’Alger et qu’en fait de Gaulle voulait dire « la plus française possible ». L’un des plus grands drames de l’affaire algérienne aura été vécu par l’armée dont une partie s’est révoltée. Pour l’auteur, le schisme entre de Gaulle et une frange de l’institution militaire provient d’une analyse incomplète : impressionnées par l’expérience de la guerre d’Indochine où le Viêt-minh avait fini par prendre l’avantage parce qu’il « avait pour lui l’esprit des populations », les autorités françaises avaient oublié que celui-ci ne résulte pas seulement des méthodes « d’action psychologique » et du « quadrillage du terrain », mais de « l’histoire, de la civilisation et de la culture, des rapports entre colonisateurs et colonisés, de l’état économique et social de la population ». Toute la politique de de Gaulle tient dans cette phrase.
L’autre tragédie qui a bousculé la vie de l’homme du 18 juin concerne les événements de mai 1968. Sur cette question qui a fait vaciller la république, Paul- Marie de La Gorce se livre à un examen précis de tous les faits marquants de la crise. Les causes du malaise universitaire sont bien étudiées : « Le monde universitaire n’était plus celui d’autrefois. Dix fois plus nombreux qu’avant la guerre, les étudiants n’avaient plus la même origine, ni, par conséquent, le même état d’esprit ». L’extension des troubles au monde ouvrier puis à toute la société française, l’essor de l’extrême gauche stimulée par la guerre du Viêtnam, les tribulations des mouvements syndicaux et des milieux politiques, le départ controversé du général à Baden et son retour à Paris pour prononcer le célèbre discours qui mettra fin à la crise, sont décrits avec une très grande clarté. De sa rencontre avec le général Massu au quartier général des forces françaises en Allemagne, l’auteur retient l’hypothèse du général Hublot. Il compare le voyage mystérieux de de Gaulle au comportement d’Alexandre de Macédoine : « Le chef décide de se retirer brusquement, il frappe de stupeur son entourage tenté par le doute et cédant au désarroi, son départ fait apparaître le vide immense qu’il laisse derrière lui, on le supplie de revenir et à son retour, on l’acclame. » De Gaulle, le 28 mai 1968, quand il décida de quitter Paris en hélicoptère, se souvint-il d’Alexandre auquel il avait fait allusion dans une étude datant de 1933 ? Tout porte à croire qu’il s’en inspira.
Le livre de Paul-Marie de La Gorce n’est pas une biographie de de Gaulle. C’est un document historique sur tous les grands événements du XXe siècle entre la Seconde Guerre mondiale et 1970. À ce titre, il entre dans les grands ouvrages de référence sur une période cruciale de l’histoire. Les nombreux épisodes politiques sont analysés avec une très grande rigueur, dans un style concis et clair, et avec un souci permanent d’objectivité. Les acteurs ne sont jamais condamnés et l’auteur ne soulève aucune polémique. Il se contente de décrire l’évolution des conjonctures, de citer des témoignages précis et d’examiner avec le plus grand soin les causes, l’environnement politique, économique et social, ainsi que les répercussions. Sur le problème de l’objectivité, l’ancien directeur de la revue Défense Nationale s’explique : « L’objectivité n’est pas un absolu : c’est un effort. Je l’ai fait. Et je l’ai fait sans complexes, et au fond, sans grandes difficultés… La même règle demeure : nos analyses ne doivent pas être faussées par nos préférences. » On retrouve ici les qualités et les motivations de l’historien qui l’ont porté à narrer cette grande aventure du siècle. ♦
(1) De Gaulle entre deux mondes ; Fayard.