La Mécanique terroriste
Dans sa préface, Gérard Chaliand présente le terrorisme comme le substitut à la guérilla dont l’impuissance, en Palestine comme en Amérique latine, était avérée dès 1968. Fidèle au regard optimiste que nous lui connaissons sur la violence dans le monde d’aujourd’hui, il rappelle que les effets physiques de ce mode d’action restent modestes (10 000 morts en 30 ans) et sans commune mesure avec la peur qu’il suscite ; mais la peur suscitée n’est-elle pas le fondement même du terrorisme, si bien nommé ?
Bruce Hoffman, expert britannique qui travaille à la Rand Corporation, a découvert, au cours de sa recherche, le paradoxe qui est au cœur de son ouvrage et qu’il s’efforce d’élucider : les terroristes, contrairement à l’opinion courante, sont des gens normaux, rationnels, réfléchis. Pourquoi, alors, font-ils ce qu’ils font ?
En bon universitaire, l’auteur commence par définir le terrorisme, tâche ardue qui nécessite tout un chapitre et aboutit à la juxtaposition de quelques caractéristiques essentielles : violence, but politique, organisation structurée mais non étatique, résonance psychologique. Suivent trois chapitres chronologiques, où l’on distingue l’ère postcoloniale, l’internationalisation, les mouvements à motivation religieuse.
Dans les luttes de décolonisation, les pionniers du terrorisme sont déjà en Palestine, mais israéliens. À Jérusalem, en juillet 1946, Menahem Begin fait sauter l’hôtel King David, causant 91 morts. Un an après, la pendaison de deux sergents britanniques aura plus d’effet encore et, le 15 mai 1948, le même Begin publie son communiqué de victoire. À Chypre, l’EOKA prendra le relais, puis en Algérie le FLN. Ce dernier exemple est peu clair et l’auteur y est moins à l’aise dans sa démonstration : le terrorisme du FLN n’était qu’une des composantes de son action et le soutien de l’opinion internationale avait d’autres raisons.
C’est à partir de 1968 que les terroristes agissent hors du territoire où se situe le problème qu’ils entendent résoudre et sur lequel ils veulent attirer l’attention du monde. Le 22 juillet de cette année charnière, le détournement d’un avion d’El Al par le Front populaire de libération de la Palestine et la prise en otages des passagers visent explicitement l’opinion mondiale. Le 5 septembre 1972, aux jeux Olympiques de Munich, 11 athlètes israéliens sont assassinés. En dépit de l’horreur qu’il a soulevée, l’attentat atteint son but, et dix-huit mois après, Yasser Arafat est reçu à l’Assemblée générale de l’Onu. Le modèle palestinien s’exporte et, de 1969 à 1989, les mouvements révolutionnaires d’extrême gauche se mettront en Europe à son école : Rote Armee Fraktion allemande, Action directe française, Brigades rouges italiennes, Cellules communistes combattantes belges.
Le pire reste à venir. Avec les mouvements terroristes d’inspiration religieuse, la violence, sous patronage divin, devient devoir. En islam bien sûr, des ayatollahs iraniens aux égorgeurs du GIA ; mais aussi chez les enragés israéliens, dont le rabbin Kahane est le chef de file ; mais encore, ce qu’on sait moins, chez les chrétiens déviants d’Amérique, « suprémacistes » ou patriotes « survivalistes », soldats de Dieu obsédés par la purification religieuse et raciale, seule voie ouverte pour sauver un monde en perdition. Le potentiel de nuisance de ces sectes est immense et les prêches apocalyptiques de leurs leaders font craindre les meurtres de masse. Dans un autre milieu, l’attentat au gaz sarin commis à Tokyo en mars 1995 par la secte Aum en est un tragique exemple. Sans aller jusqu’à ces extrêmes, les mouvements pseudo-religieux sont actuellement les plus redoutables : depuis 1993, ils sont responsables de spectaculaires massacres, dont le plus surprenant reste l’attentat d’Oklahoma City, où les Christian Patriots tuèrent 168 personnes.
Dans son dernier chapitre, Bruce Hoffman aborde le terrorisme financé par les États, ceux-ci se gardant d’y apparaître directement impliqués. Cette discrétion ne trompe personne et, en 1996, la liste établie par le département d’État est peu contestable : Corée du Nord, Cuba, Irak, Iran, Libye, Soudan, Syrie (directement ou par Liban interposé), sont les sept États criminels.
Passionnant dans l’analyse et l’exposé des faits, l’auteur est moins assuré dans la synthèse, l’évaluation des résultats de l’action terroriste et les perspectives d’avenir de ce regrettable mouvement. Il est vrai que le terrorisme souffre d’une ambiguïté constitutive : les crimes du terroriste mettent en vedette, grâce à la complicité des médias, la cause qu’il soutient ; elle la déconsidère tout autant. Succès ou échec, les exemples abondent de l’un et de l’autre. Quant à la thèse annoncée en avant-propos, elle n’est guère convaincante : présentés comme des hommes normaux, techniciens à la froide logique, les terroristes le sont de moins en moins. Difficile de tenir pour normal Meir Kahane, ou l’assassin de Itzhak Rabin, ou le violeur du GIA, ou le Japonais Shinrikyo, grand maître de la secte Aum ! Ce constat n’est pas rassurant. Le terroriste à la tête bien faite est plus facile à neutraliser que le fou de Dieu ou le prophète d’apocalypse. ♦