Défense dans le monde - La gestion non militaire des crises par l'Union européenne
Lors des crises de Bosnie, d’Albanie et du Kosovo, des besoins non militaires (assistance aux populations, santé, police, justice) se sont révélés assez crûment. On se souviendra à cet égard de l’interpellation du ministre de l’Intérieur par M. Kouchner sur l’insuffisance des effectifs de policiers français mis à sa disposition.
De son côté, pour éviter de courir à nouveau le risque d’être accusée de ne pas réagir suffisamment vite aux événements internationaux, l’Union européenne, lors de son conseil d’Helsinki (10 et 11 décembre 1999), a posé les bases de son engagement ordonné et cohérent dans les aspects non militaires des crises. L’annexe 2 des conclusions de la présidence s’intitule, en effet, « La gestion non militaire des crises par l’Union européenne ».
Le mandat d’Helsinki
L’Union est une organisation globale capable de jouer sur tous les registres : politique, économique, financier, diplomatique, militaire, technique, etc., alors que l’Otan, pour ne prendre qu’elle, ne peut mobiliser que des moyens militaires. Il convient donc de doter l’Union des moyens qui lui permettent de mettre en œuvre cet avantage comparatif lors de crises qui pourraient éclater en Europe.
Bien qu’ils aient été conscients de l’intérêt d’un tel dispositif, les grands pays de l’UE ont entendu accorder la priorité à la politique de sécurité et de défense (1). Toutefois, leur réticence a dû céder devant l’insistance des Neutres (Autriche, Finlande, Suède) soutenus par plusieurs autres membres. Une avancée sur la défense non militaire était la condition de l’acceptation de l’Identité européenne de sécurité et de défense par l’opinion publique de ces pays. De plus, les Neutres tenaient à faire valider ce volet traditionnel de leur action militaire internationale.
Le texte adopté par les chefs d’État et de gouvernement à Helsinki pose donc les bases du travail à venir.
Un « plan d’action » devra être établi afin de satisfaire trois objectifs. D’abord, coordonner la disponibilité des moyens nationaux et de ceux des organisations non gouvernementales pour s’efforcer d’améliorer leur efficacité collective. Ensuite, faciliter la contribution de l’Union européenne aux actions entreprises par d’autres organisations internationales (Onu, OSCE). Enfin, s’assurer de la cohérence « interpiliers » du dispositif européen.
Ce jargon se rattache à l’existence des trois piliers de l’Union. Le premier, celui des politiques communautaires, est dirigé par la Commission et procure l’accès aux moyens réglementaires, au budget ainsi qu’aux ressources des ministères relevant de ce pilier (économie, protection de l’environnement, transport, etc.) ; le second, celui de la politique étrangère et de sécurité commune (Pesc), reste intergouvernemental et fournit le cadre politique et la légitimité de l’action extérieure ; le troisième est celui de la JAI (justice et affaires intérieures), actuellement en plein développement. Il permet d’établir le lien avec les politiques et les moyens qui relèvent de la police et de la justice, et d’entreprendre des actions globales de sécurité. Rechercher la cohérence « interpiliers » signifie donc que l’action non militaire utilisera les possibilités de ces trois composantes et qu’il convient de prendre les dispositions permettant leur emploi coordonné et harmonisé sous une direction centralisée.
C’est pourquoi les chefs d’État et de gouvernement ont aussi demandé à l’Union de mettre en place un « mécanisme » de coordination pour la gestion de crise civile. La mise en route des moyens de quinze pays relevant de ministères différents, recourant à des financements disparates et sous l’autorité partagée de l’Union, des États, voire d’une tierce organisation, ne peut être improvisée ni décrétée. Elle demande bien l’existence d’un « mécanisme » mi-institution, mi-procédure.
Si l’intervention civile a vocation à accompagner l’action militaire, elle peut aussi être déclenchée préventivement, avant l’entrée en jeu des forces armées et, éventuellement, en aval, en sortie de crise. Ce « mécanisme » permettra donc de réaliser la synergie de l’action civile avec celle purement militaire. Sa mise en œuvre devrait permettre à l’UE de disposer d’un appareil de gestion de crise complet. Théoriquement, il pourrait même devenir le cadre global et inscrit dans la durée à l’intérieur duquel, le moment venu, pourrait s’insérer l’action militaire qui ne serait alors qu’un épisode de l’action de l’Union européenne au chevet d’un pays ou d’une région.
Les difficultés de la mise en œuvre
Deux difficultés ont rapidement surgi. La première est institutionnelle. Le fonctionnement normal des politiques de l’Union européenne repose sur un Conseil permanent baptisé Coreper. Le renforcement de la politique de défense européenne prévoit la création d’un Comité politique et de sécurité (Cops) pour en assurer la direction. De son côté, la gestion non militaire des crises demande l’installation d’un « mécanisme ». Comment se situera-t-il par rapport aux deux autres organismes ? Les relations de travail entre les trois seront-elles hiérarchiques ou fonctionnelles ? Un dilemme est ainsi installé entre le maintien et la particularité de l’action militaire par rapport à d’autres activités de l’Union, ce qui plaiderait pour une autonomie du « mécanisme » par rapport au Cops, et la cohérence de l’UE dans ses actions de politique extérieure, qui justifierait une action de synthèse du Coreper. Inévitablement, cette question institutionnelle sera âprement débattue. Les réunions à venir du Conseil européen apporteront d’utiles compléments sur ce point.
La deuxième difficulté à régler est celle de la place de la Commission dans ce dispositif civil. Elle est fondée à revendiquer un rôle, ne serait-ce que par le caractère « interpiliers » du dispositif et par la réelle expérience dont elle dispose déjà en la matière (2). Cependant, peut-elle utiliser la porte civile afin d’entrer dans la maison « gestion de crise », pour l’heure essentiellement intergouvernementale ? Dans son discours du 1er mars en ouverture de la session plénière du Parlement européen, Javier Solana a semblé estimer qu’il reviendrait au commissaire Chris Patten de traiter ce dossier.
Une concurrence d’ordre externe pourrait aussi compliquer la tâche de l’Union européenne. D’autres organisations de sécurité ont tiré les enseignements des crises dans les Balkans et se dotent de moyens similaires au projet de l’UE. Lors du sommet d’Istanbul (18 et 19 novembre 1999), l’OSCE a édicté une « Charte de sécurité européenne » qui, sous le nom de React, prévoit la réduction du délai de mise en place des missions, civiles, de l’Organisation. L’Otan a lancé la modernisation de ses « plans civils d’urgence » qui recouvrent à la fois l’aide civile d’urgence et l’assistance civile aux opérations militaires (Cimic).
La situation actuelle
La présidence portugaise de l’Union avait reçu un mandat précis pour faire avancer ce dossier. Elle devait présenter des recommandations et propositions en vue de fixer des objectifs concrets aux Quinze. Des décisions seront donc sur la table lors du conseil européen de Feira, le mois prochain.
Pour accélérer la démarche, la Suède et la Grande-Bretagne ont fait circuler un « paquet » de mesures possibles. La Suède accorde beaucoup d’importance au volet civil de la défense, et la Grande-Bretagne, au pilotage de l’Identité européenne de sécurité et de défense depuis août 1998, n’entend pas relâcher sa pression.
Lors de la réunion ministérielle non officielle « justice et affaires intérieures » des 6 et 7 mars, les ministres de l’Intérieur et de la Justice ont fait un premier tour de table, notamment sur l’utilisation des forces de police dans les crises non militaires. Ils ont ainsi entamé un début de coordination entre les objectifs affichés à Helsinki et l’avancée considérable sur JAI enregistrée à Tampere en octobre dernier.
On peut penser que la présidence suédoise au premier semestre de 2001 marquera une accélération de la préparation de l’Union européenne à la gestion non militaire des crises.
25 mars 2000
(1) Se reporter à la chronique « Défense dans le monde », Défense nationale, mars 2000.
(2) Se reporter à la chronique « Défense dans le monde », Défense nationale, décembre 1998.