Gendarmerie - La vie de caserne aujourd'hui (suite) : du côté des familles et des retraités
La gendarmerie est une institution nationale, avec sa direction générale et ses commandements territoriaux, ses brigades et ses formations spécialisées, ses catégories de personnels, ses missions de défense et de sécurité, ses infrastructures et ses équipements. Cette force publique, à la fois militaire et policière, est aussi un modèle d’organisation construit au fil des siècles à partir des principes de continuité, de proximité et de polyvalence.
La gendarmerie apparaît également comme une « force humaine », pour reprendre l’expression utilisée dans ses campagnes de recrutement : un constat qui conduit à prêter une attention soutenue au système de valeurs des gendarmes, ainsi qu’à leurs conditions de travail et d’existence. Cette perspective culturelle permet de souligner le rôle primordial de la vie de caserne dans la détermination des « manières de penser, de sentir et d’agir » (selon la formule d’Émile Durkheim) propres à ce milieu humain si particulier. Au-delà de ses fondements et de ses modalités pratiques abordés dans la précédente chronique, la vie de caserne présente la singularité de concerner, au quotidien, non seulement le gendarme, mais aussi sa famille. Cette dimension totale ou totalitaire (au sens donné par Erving Goffman) de la vie de caserne, qui résulte de l’absence de séparation formelle entre l’activité professionnelle et le domaine privé, contribue à faire de la gendarmerie une communauté professionnelle très intégratrice, ce que révèle, par ailleurs, le maintien d’un contact étroit avec les retraités de l’arme.
Appelée à résider dans l’enceinte d’une caserne et à en observer les règles, à vivre au rythme du service et à en subir les vicissitudes, la famille du gendarme est plongée bien malgré elle dans une existence communautaire, à laquelle femmes et enfants apportent cette convivialité empreinte de discipline si caractéristique de la vie de caserne. La vie dans une brigade ou dans un escadron se traduit ainsi par la juxtaposition de deux vies de famille qui s’entrecroisent et se confondent : celle confinée dans l’intimité individuelle du logement de fonction et celle assise dans l’intimité collective de la caserne. Cellule sociale composée de plusieurs familles cohabitant dans un espace délimité et partageant une activité, un mode de vie et un système de valeurs communs, la caserne de gendarmerie constitue une communauté restreinte soumise, sur un plan formel, à l’autorité de son commandant.
Les gendarmes ont coutume de dire que lorsqu’une femme épouse un des leurs, elle épouse… la gendarmerie. Plus exactement, elle consent à côtoyer en permanence et même à abriter dans son propre foyer ce qui est souvent dépeint comme une… maîtresse exigeante. Lorsqu’on interroge ces « gendarmesses » sur leurs conditions de vie, elles ne ménagent généralement pas leurs critiques à l’encontre des contraintes matérielles qui leur sont imposées par le métier de leur époux. La femme du gendarme se trouve, en effet, obligée de passer le plus clair de son existence, d’élever ses enfants, de recevoir ses proches dans le cloisonnement d’une caserne (ce qui signifie, entre autres, l’impossibilité de choisir son propre logement, de se sentir vraiment chez soi, d’être parfaitement libre de ses mouvements…), de déménager fréquemment (ce qui n’est pas sans difficulté si elle exerce une activité salariée), de ne pouvoir à sa guise s’absenter de la caserne en compagnie de son époux (pour faire des achats ou consulter un médecin) après une journée de travail si celui-ci ne bénéficie pas d’un quartier libre, de se contenter d’un week-end sur deux pour les repos hebdomadaires, de supporter les désagréments imposés par les longues journées de travail, les services de nuit et, dans le cas des femmes de gendarmes mobiles, par les longues périodes d’absence lorsque l’escadron est en déplacement (entre 200 et 220 jours par an).
La vie de caserne signifie aussi, pour la femme du gendarme, entretenir des relations avec les autres femmes de la brigade ou de l’escadron (en subissant, le cas échéant, les effets du commérage, de la jalousie et de la mesquinerie domestique, exacerbés par une tendance à reproduire dans les relations entre épouses — et même entre enfants — les différenciations opérées entre gendarmes par la hiérarchie), être réveillée la nuit par la sonnerie du téléphone, vivre en permanence avec le risque de voir leur époux rejoindre la liste des victimes du service, ne pouvoir exercer une profession ou une activité syndicale et politique susceptible de porter atteinte à l’indépendance de leur mari (au risque de voir ce dernier faire l’objet d’une mesure de mutation dans l’intérêt du service), faire preuve de discrétion et éviter les mauvaises fréquentations… Les enfants de gendarmes connaissent aussi les contraintes de la vie de caserne (en particulier s’agissant du respect des consignes de sécurité relatives à l’accès), mais aussi les difficultés liées au changement fréquent de résidence (posant un problème d’adaptation qui n’est pas sans conséquences pour la poursuite des études), à l’éloignement, de par l’implantation (rurale) de la plupart des unités, des établissements scolaires et universitaires, ou encore à l’étiquette de « fils de gendarme » apposée par l’incompréhension et la malignité de leurs camarades de jeu et de classe. Les expériences acquises au cours de ces années peuvent expliquer peut-être pourquoi une majorité d’entre eux se refusent à devenir à leur tour gendarmes.
Lorsque l’officier ou le sous-officier fait valoir ses droits à la retraite, il est alors mis fin à son appartenance effective (statutaire) à l’institution. Le gendarme retraité n’en est pas moins maintenu au sein de cette communauté professionnelle par l’existence d’une sorte de « culte des anciens », qui apparaît comme le prolongement des liens de solidarité noués au cours de la carrière. Au-delà de la fonction de syndicalisme embryonnaire et dérivé exercée par leurs associations et leurs bulletins d’information (notamment L’Essor de la Gendarmerie Nationale), les retraités peuvent se voir reconnaître un rôle dans l’exécution même du service. Par l’expérience acquise, le retraité est potentiellement un collaborateur précieux. Le sens de l’observation cultivé au cours des années de service peut faire de lui un agent de renseignement susceptible de déceler les allées et venues suspectes ou les comportements répréhensibles. Ce rôle des retraités dans la recherche du renseignement est cependant conditionné par l’attention qui leur est portée ou non, ainsi que par la nature des relations qu’ils entretiennent avec les gendarmes de leur lieu de résidence. Leur maintien dans la communauté gendarmique se traduit notamment par la visite faite, en principe périodiquement, par les personnels des brigades aux retraités et à leurs veuves résidant dans la circonscription et par leur présence lors des cérémonies et festivités organisées dans les unités, comme lors des remises de décorations, des départs en retraite ou encore de la célébration annuelle de la Sainte-Geneviève, patronne de la gendarmerie.
Encore convient-il de remarquer que ce « culte des anciens » connaît, depuis plusieurs années, une profonde érosion. En effet, les gendarmes d’aujourd’hui ont tendance à tirer argument de la surcharge de travail et de l’insuffisance des effectifs pour ne plus maintenir ce contact traditionnel avec les retraités et leurs veuves. Dans le même temps, un nombre croissant de gendarmes ayant récemment pris leur retraite ne semblent plus souhaiter conserver des attaches avec leur ancien milieu professionnel. Ce recul manifeste peut être rattaché au phénomène global de « banalisation » du gendarme, le retraité comme le personnel d’active tendant à devenir un acteur de la vie sociale comme les autres. ♦