Sauver l’Europe
L’auteur n’est pas un distributeur d’eau tiède. C’est en ces termes que la préface nous en avertit, comme si nous en doutions après avoir lu L’Amérique totalitaire, essai que cet universitaire a écrit en 1998 (1). Dès les premiers mots confirmation nous en est donnée, par le rappel que les États-Unis ont toujours été fidèles aux deux conseils formulés par George Washington dans son discours d’adieu : ne jamais contracter d’alliance permanente ou contraignante, étendre les relations commerciales mais non les relations politiques.
L’exemple de la guerre contre la Yougoslavie est mis à contribution pour étayer la thèse suivant laquelle les Américains ont sciemment posé le « troisième volet du triptyque suicidaire européen », qui fait suite aux volets de 1914 et de 1939. Avec subtilité, ils n’auraient cessé de pousser à la faute des Serbes dont le caractère irascible et leur penchant à régler les affaires par la violence étaient bien connus. L’auteur se hasarde à avancer que, pour y parvenir, ils « n’ont pas hésité à intégrer dans leur stratégie les éléments les plus extrémistes de l’islam, de même que les mafias kosovares, turques et monténégrines », et il ajoute, non sans fiel mais non sans pertinence, qu’on leur devait déjà le retour en force de la mafia italienne dès leur débarquement en Sicile en 1943. À l’évidence, nous ne sommes plus là dans un bon bain d’eau tiède, mais plutôt sous une décapante douche froide.
Au-delà du « dépeçage » de l’ex-république fédérative, bastion de l’Europe slave du Sud, le second but de guerre aurait été de détruire ce pôle économique des Balkans, d’autres buts, plus accessoires, ayant été d’essayer des armes nouvelles et de tester la soumission des alliés du Vieux Continent. Ceux-ci, en outre, sont désormais en butte au ressentiment des Serbes, qui empêchera longtemps la réconciliation de tous les Européens. Et, par surcroît, ils ont été éliminés des grandes décisions sur la politique balkanique, tout en étant astreints, cerise amère sur un copieux gâteau, à assurer la charge ingrate du maintien de l’ordre sinon, bientôt, à payer plus que leur part des pots cassés. Lesquels sont nombreux et coûteux, en dépit, rappelle M. Bugnon-Mordant, du Protocole I des Conventions de Genève qui interdit d’attaquer les cibles militaires si le risque de tuer des civils et de causer des dommages aux installations civiles est disproportionné par rapport à l’utilité de détruire les objectifs militaires (art. 51, § 5, al. B). Il est vrai que pour les puritains d’outre-Atlantique « la punition consiste, comme pour le Dieu des armées de l’Ancien Testament, à faire jaillir le feu du ciel, à détruire les infrastructures, le potentiel économique, à prolonger encore le désastre par un blocus interminable ». La stratégie balkanique se conjugue enfin avec la récupération des pays de l’ancien pacte de Varsovie par l’inusable Alliance atlantique, avec l’accès au « trou noir » du futur eldorado caucasien, que faciliterait l’amitié avec la Turquie, la tenue en respect de l’Iran et de l’Irak, celui-ci bientôt réduit « à l’état de loque que les Américains n’auront plus qu’à ramasser ». Quand s’arrêtera-t-elle donc de gicler, cette douche glacée que nous administre un auteur aussi caustique ?
Voilà pour la première partie de l’ouvrage. La deuxième s’efforce de démontrer qu’il n’est d’autre solution à ce protectorat qu’une rébellion de l’Europe, fomentée par une pression populaire et à condition que les États retrouvent leurs pouvoirs régaliens, actuellement amoindris par la prédominance de l’économique sur le politique. Elle est aussi une suite de réflexions philosophiques, dont on ne retiendra ici qu’un thème original. Partant des analyses bien connues de Max Weber sur les rapports de force dans les sociétés contemporaines, l’auteur dénonce la domination psychique, exprimée essentiellement par des individus ou des groupes qui contrôlent et dirigent l’opinion grâce au choix orienté des sujets, à des interprétations faussées ou incomplètes, à la pensée unique, à la publicité, à un matraquage systématique sur des sujets privilégiés. Cette critique n’est pas spécialement novatrice, mais elle porte à la méditation quand elle va jusqu’à comparer ce pouvoir avec celui de l’Église en ses beaux jours. La nouvelle domination est, en effet, dite « hiératique » : ritualisée, sacralisée, comptant de rares officiants cooptés, et dont la liturgie comme le dogme sont exclus de l’appréciation des fidèles. Il lui arrive donc de prendre des allures cléricales, avec ses sermons et ses homélies, ses imprécations et ses excommunications, ses confessions arrachées et ses pénitences, sa litanie des messages publicitaires, sa grand-messe des nouvelles à laquelle on assiste en famille, ses rassemblements et pèlerinages qui jalonnent l’année avec un cérémonial répétitif. Comme si l’être humain ne pouvait se passer de la fonction religieuse pour croire, vénérer, maudire, ou se délester du poids du libre arbitre.
La troisième partie est relative à l’avènement d’une Europe enfin « majeure », ce que M. Bugnon-Mordant appelle la révolution confédérale. On peut y relever comme sujets d’attention quelques idées neuves, le neuf n’étant pas toujours synonyme de réaliste. Par exemple, donner moins d’importance à l’axe Berlin-Paris qui, prolongé via Londres, conduit à Washington, et en accorder davantage à un rapprochement entre Paris et Moscou, qui l’équilibrerait. Ce serait, en vérité, moins faire du nouveau que de revenir à des thèmes anciens. Par exemple aussi, avoir une politique scientifique et technologique s’affranchissant autant que possible de la tutelle américaine, qui permettrait de s’ouvrir davantage vers les nations slaves, de se tourner plus encore vers l’Amérique latine et vers les pays arabes modérés, et de se rapprocher des deux géants asiatiques que sont l’Inde et la Chine. Ce serait favoriser des visées économiques à long terme et surtout étancher la soif d’indépendance, qui est le leitmotiv d’un ouvrage dont le propos, on vous l’a déjà dit, est de nous réveiller d’un mol engourdissement. ♦