Institutions internationales - Le FMI et la Banque mondiale sur la sellette - Le piège de la « nouvelle économie »
Début avril, M. Kofi Annan, secrétaire général de l’Onu, a présenté un plan pour le XXIe siècle afin que la mondialisation devienne « une force positive pour tous les peuples de la planète ». Dans les enceintes internationales, on goûte fort ce genre d’exercice sans valeur sur le plan pratique. Pour l’heure, force est de constater l’impuissance des organismes internationaux quant aux problèmes du moment. Depuis des mois, les ONG et nombre d’observateurs lançaient des cris d’alarme au sujet de la famine qui allait frapper la corne de l’Afrique : que firent l’Unicef, l’OMS, le Programme alimentaire mondial ? Ils n’entreprirent rien, aucune initiative de prévention, de sorte que le désastre étant là, on vit l’Unicef lancer des appels dans la presse occidentale, manifestement plus pour se dédouaner que pour remédier à l’urgence. Ce qui est prévisible et même prévu n’entraîne aucune contrainte, ne bénéficie d’aucune attention particulière au sein de ces organismes spécialisés : il est vrai que leur budget de fonctionnement est suffisamment vorace pour qu’on ne puisse y crier famine !
Le FMI et la Banque mondiale sur la sellette
N’allons pas incriminer les hommes : à coup sûr ils sont victimes de la frivolité des organisations qui les emploient. La crise réelle qu’affronte actuellement l’Occident est de nature ontologique plus qu’économique : il nous faut retrouver les réalités causales afin de dégager un sens à l’ordre politique. Pareilles considérations paraîtront bien abstraites, dans la mesure où nous avons quelque aversion pour le raisonnement métaphysique depuis que tous nos théoriciens l’ont écarté de leurs préoccupations en ne voulant voir que « le hasard ou la nécessité ». N’y aurait-il donc aucune finalité en rien et nulle part ?
Ceux qui ont manifesté à Seattle contre le mondialisme se sont retrouvés à la mi-avril à Washington à l’occasion de l’assemblée générale du FMI et de la Banque mondiale. Des réactions épidermiques, car nul n’a mis le doigt dans la plaie, à savoir que les lois économiques ne sont pas neutres, que l’économie n’est pas une science mais un ensemble des valeurs qu’on ne peut dissocier de son ancrage politique. Or, nos références politiques ne font plus appel à la société, mais aux droits de l’homme, que celui-ci soit d’Amérique ou du Tiers Monde. Au déterminisme économique du XIXe siècle nous avons substitué une logomachie tout aussi étrangère à la réalité. Aristote notait que la pensée humaine était née de l’étonnement devant le fait que « les choses sont telles qu’elles sont ». Autrement dit, qu’il existe une harmonie dans la nature qu’il nous faut découvrir et non altérer au risque d’aller au chaos. C’est l’idée que reprit avec force Edgar Poe : « En dépit de la voix haute et salutaire des lois de la gradation qui pénètrent si vivement toute chose sur la Terre et dans le ciel, des efforts insensés furent faits pour établir une démocratie universelle » (Monos et Una). Nous en sommes là sous couvert des droits de l’individu avec l’onction dispensée par l’Onu comme un électuaire sur notre égoïsme !
Pourquoi, dès lors, s’étonner que « les pays pauvres se rebiffent », comme dit Le Figaro, ou que le FMI soit « en quête de légitimité politique », ainsi que l’énonce Le Monde ? Dès lors que la politique des organisations internationales a pour objectif l’essor des échanges et de la production sans tenir compte des équilibres indispensables, il ne peut y avoir d’harmonie au sein du système. Au lieu de favoriser une hypothétique intégration de l’ordre économique mondial, cette préoccupation de la concurrence, au nom du libéralisme, contribue à son éclatement. On affaiblit les acteurs aux dépens de l’ensemble. Pour nos bons apôtres, le développement demeure synonyme de commerce international. Comme si l’univers était uniforme !
La science découvre, la politique décide. Or, son arbitrage fait défaut, car nous imaginons que le progrès dépend de la production économique dans un univers purement mécanique. C’est pourquoi le FMI et la Banque mondiale ont incité les pays du Sud à adopter la stratégie de développement des nations industrialisées, alors qu’elle ne leur convient d’autant moins qu’en agissant de la sorte ils délaissaient la production agricole. En Europe comme aux États-Unis, c’est pourtant elle qui a fourni le socle sur lequel la société a pris son essor. De plus, les projets approuvés par la Banque mondiale et les ajustements structurels imposés par le FMI ne prirent jamais en compte les coûts sociaux qui en résultaient, comme les déplacements de main-d’œuvre. En négligeant ainsi les réalités micro-économiques, en considérant le travail comme une unité de compte abstraite (ce qui vaut autant dans le schéma marxiste que libéral), on a fait de l’homme le moyen et non la fin du progrès économique, alors que l’époque proclame haut et fort ses droits ! Les conséquences sont là.
Si le FMI veut rester la pierre angulaire du système financier international, il lui faut impérativement assainir ses relations avec les autres institutions multilatérales, devenir plus soucieux de la situation réelle des pays du Tiers Monde, mieux faire connaître ses comptes, et enfin ne plus apparaître comme un levier de la diplomatie américaine.
Le piège de la « nouvelle économie »
La philosophie du XVIIIe siècle nous a inoculé l’idée que l’intérêt personnel, voire l’instinct, fondaient l’ordre social. Nous en subissons les inconvénients dans notre système éducatif, mais également dans le domaine économique. L’intérêt personnel inspire nos conceptions sur la formation du capital. Qu’est-il besoin d’épargner au fil des générations ? Il suffit de savoir investir selon notre instinct et les occasions du moment. Cela présente parfois quelques désagréments.
La « nouvelle économie », dont le baromètre est le Nasdaq, a perdu à la mi-avril plus de 17 % au cours d’une seule séance, alors que les spécialistes de la Bourse estiment qu’un krach est inévitable au-delà de 10 % de perte. Or, il ne s’est rien passé, parce que les valeurs traditionnelles se maintenaient. Autrement dit, la « nouvelle économie » ne pouvait jouer jeu à part comme on le crut. Au demeurant, ne serions-nous pas victimes d’un faux-semblant ? À juste titre, notre excellent confrère Jean-Louis Gombeaud parle de pseudo-nouvelle économie, car, explique-t-il, « il n’y a jamais eu d’autre économie que celle de l’offre et de la demande : hier comme aujourd’hui et comme demain ! Quant aux fameux Nasdaq, ils ne cotent pas des valeurs high-tech comme on le dit, mais des sociétés qui utilisent des progrès récents pour avoir un accès direct à une clientèle inexploitée. Sur ces marchés, nous ne sommes pas dans la révolution technologique, mais dans une révolution commerciale ».
Révolution, ou plus précisément réitération d’anciens engouements comme ceux qui eurent lieu avec la ruée vers l’or, ou plus récemment vers le yen (qui, soit dit en passant, se porte bien mieux que notre euro). Le Nasdaq, bénéficiant de cette toquade des boursicoteurs, avait enregistré une progression de 85 % l’an dernier, pour atteindre son plus haut niveau le 31 mars avant de s’effriter au moment où chacun célébrait les succès de la nouvelle économie. Manifestement, la Bourse est le temple de la volatilité des valeurs, fort loin de l’accroissement patient du gain par le labeur et l’épargne. Faudrait-il pour autant juger que tout mène au chaos ou nous entraîne au scepticisme ?
Ce qui est advenu au Nasdaq n’est peut-être qu’une purge salutaire, mais qui aura fait s’évanouir bien des richesses. Face aux déséquilibres patents de l’économie mondiale, il serait dangereux de persévérer dans cette voie, le flux circulaire de la vie économique s’en trouverait profondément atteint au détriment de tous. Il nous faut donc en revenir à la priorité du politique. C’est-à-dire retrouver la diversité du monde grâce aux nations. La technoculture semble bien faire faillite. Les multinationales sont plus fragiles qu’elles ne paraissent et les nations disposent du poids de leur histoire qui ne se brade pas à la Bourse. La nouvelle économie est de passage, dépourvue de la consistance que certains lui octroient au nom de la mondialisation. Les manifestations de Seattle et de Washington ne sont que l’écume d’un renversement idéologique qui s’opère en profondeur, voire clandestinement, au sein de nos sociétés. Le poids de ce qui ne meurt pas, car il est né avec notre histoire, va s’affirmer de plus en plus dans la réalité économique, ou plus exactement dans la vérité durable de tout ordre politique, celui des nations souveraines. Ne voit-on pas la Russie surgir de la banquise communiste ?
Le filet de sécurité que constituaient les systèmes traditionnels a été balayé par l’idée que la croissance indéfinie des richesses allait apaiser les conflits : or, celles-ci sont précisément source de convoitises et d’affrontements. La loi de la jungle est, du reste, une idée moderne, et Karl Marx tout comme Adam Smith étaient persuadés que le conflit est la clé de tout progrès. En cela nous avons renié l’héritage de la Renaissance. Notre actuelle mondialisation n’est qu’une ruée compétitive sur les marchés et il n’existe plus d’organisme de contrôle, seuls comptent les agrégats macro-économiques, et les banques ne font plus que du courtage financier sans rapport avec les besoins fondamentaux des pays. Le FMI et la Banque mondiale font face à un réquisitoire qui n’est pas sans raison. La mondialisation a disloqué notre univers au lieu de lui apporter l’harmonie dont la créditaient ses promoteurs. Ce n’est certainement pas la « nouvelle économie » qui sauvera la mise.
24 avril 2000