Production d’armes et puissance des Nations
« La production d’armements a encore un bel avenir à l’orée du troisième millénaire », conclut l’auteur de cet ouvrage rappelant les thèses universitaires par la précision de l’exposé et l’abondance des références et des citations. « Oui, mais… » pourrait-on dire, car honnête parfois jusqu’à l’excès et en quelque sorte prisonnier d’une connaissance approfondie de son sujet, il ne se prononce qu’avec une prudence extrême et donne en toute occasion la parole à l’accusation comme à la défense.
Ainsi en est-il de la place et du rôle des dépenses d’armement dans l’économie générale : frein, handicap, entrave, ou au contraire soutien, locomotive, stimulant (les qualificatifs et les images ne manquent pas) ? Ainsi en est-il aussi du complexe militaro-industriel : machine à procurer des surprofits et des emplois aux amis « sans obligation de résultat », ou garantie d’efficacité par la pratique du travail en équipe, la communauté de langage et la confiance qui en résulte ? Mêmes interrogations à propos des fameuses « retombées » : illusion permettant de se donner bonne conscience ou réalité de plus en plus présente ? ou encore de la position à l’égard de la recherche fondamentale : encouragement à la routine se bornant à exiger des performances marginales souvent exagérées dans des filières éprouvées, ou ruée systématique vers tout nouvel espoir de percée assurant une supériorité ?
On aura compris que l’auteur se refuse aux prises de position passionnelles ayant tôt fait de vitupérer contre les « marchands de canons », de dénoncer le lobbying et la corruption et de traiter les armées de « vache à lait des industriels » ; mais il ne se fait pas pour autant, loin de là, l’avocat des firmes et des circuits budgétaires impliqués. L’analyse ne manque pas de sévérité lucide : « logique d’arsenal » échappant aux lois du marché et faisant fi de l’« impératif de rentabilité » (voir le Concorde), nombre restreint d’acteurs et de négociateurs initiés au grand dam des PME, interventions politiques inopportunes… Et comme il est difficile de s’extraire du contexte, le livre en arrive à dépasser par moments son objet immédiat et à glisser vers un traité d’économie patronné par Adam Smith, Kondratieff et Schumpeter.
Ne pas attendre donc une réponse tranchée à tant de questions. Quant au rapport entre la production d’armes et la puissance des nations, pour en revenir au titre, il semble bien évident : après le tournant de la seconde moitié du XIXe siècle, « les empires métallurgiques ont pris leurs racines dans les commandes militaires », les grandes disciplines scientifiques contemporaines (électricité, optique, aéronautique, informatique…) ont progressé au rythme du développement des armements, « la plupart des grands savants de l’époque moderne se sont intéressés à des problèmes d’armement ». Tout jugement doit alors, d’une part porter sur le long terme, car il existe des résurgences surprenantes et des prolongements inattendus (cas de l’Internet), d’autre part, au-delà des programmes en coopération, considérer la diversité des particularités nationales dans les traditions manufacturières, l’aptitude à exploiter l’innovation (imparfaite en France, où l’on s’intéresse « plus aux belles plantes qu’aux jeunes pousses »), le souci du secret, le maintien de « pôles d’excellence » que l’on entend se conserver.
Certes, les jours de gloire sont révolus, au moins pour le moment, avec la baisse générale des dépenses militaires depuis une décennie. Cela impose une adaptation, des alliances, des fusions, des transferts de technologies et de personnels… et des formules pittoresques comme l’« intrapreneuriat » ou la « syzygie » que l’on découvre au chapitre VI. Le « retournement de tendance » n’est toutefois pas tel que les vaches grasses soient devenues squelettiques. Simplement, les rentes de situation tendent à disparaître, tandis que les technologies duales amenuisent l’épaisseur de la cloison entre R & D militaire et civile. Voilà ce que peut retirer le lecteur moyen de cet ouvrage très documenté, abordant à pas comptés, quitte à souffler le chaud et le froid, l’avenir encore incertain d’un secteur qui n’a pas totalement digéré les conséquences de la fin de la guerre froide. ♦