Ramses 2001 - Les grandes tendances du monde
Comme nous avons eu le privilège de le faire depuis sa naissance, il nous revient, cette année encore, de présenter aux lecteurs de notre revue l’avènement de Ramses ; c’est-à-dire, en bref, du « Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies », que l’Institut français des relations internationales enfante à l’orée de chaque automne, pour faire le point de la situation sur notre planète, à partir des recherches qu’il a entreprises au cours de l’année écoulée. Et à ce sujet, notons que l’Ifri vient aussi de publier, pour la première fois, son « Rapport d’activité 1999 », dans lequel il récapitule ses « rencontres et débats », avant d’annoncer la création en son sein d’un « Centre français sur les États-Unis » (CFE), destiné à faciliter la compréhension entre les deux pays. Mais, pour en revenir à Ramses 2001 (puisque, pour marquer sa volonté d’être prospectif, Ramses adopte le millésime de l’année qui va suivre), il est construit sur le même modèle que ses prédécesseurs immédiats, à savoir une première partie consacrée à l’analyse des « Grandes tendances du monde », et une seconde récapitulant les « Repères pour l’actualité ».
Si nous commençons par cette dernière, puisque le Ramses se veut être aussi un ouvrage de référence, notons qu’elle nous présente « le monde en chiffres » (c’est-à-dire des tableaux récapitulant les données de base dans les domaines économique et social pour près de 150 pays) ; puis « le monde en cartes » (lesquelles illustrent les faits majeurs de l’actualité : tels que criminalité internationale, problèmes de l’eau, de l’environnement et du développement, conflits en cours etc.) ; et enfin une « chronologie » des principaux événements survenus dans le monde entre août 1999 et juillet 2000. Mais la nouveauté la plus intéressante de ces « Repères » se trouve sous la rubrique « Panorama ». En effet, cette dernière comporte une soixantaine d’« entrées », classées dans l’ordre alphabétique, qui font le point des grands problèmes en cours à travers le monde (ainsi on y trouve une entrée « Processus de paix israélo-arabe » et une entrée « Défense antimissiles »). On constate ainsi la richesse de ce Ramses en tant que références, et nous nous permettons donc de souhaiter qu’il continue dans l’avenir à y pourvoir, puisque c’est à ce type d’ouvrage qu’aspirent le plus les chercheurs de notre pays. Il est vrai qu’ils peuvent faire appel désormais à l’Internet, puisque, bien entendu, l’Ifri a constitué un « site » à cet effet.
Mais nos lecteurs sont aussi avides de réflexions en profondeur, et ils attendent donc avec impatience, comme nous-même, les parties prospectives du Ramses, et en tout premier lieu leur présentation, toujours éblouissante, par le directeur de l’Ifri, Thierry de Montbrial, laquelle est cette année intitulée : « Perspectives à la fin du millénaire ». Titre trop modeste à notre gré, puisqu’elle est consacrée, pour l’essentiel, à un sujet d’une brûlante actualité : celui de la « mondialisation ». Il ne peut être question d’essayer de résumer un texte d’une telle densité ; aussi nous bornerons-nous à quelques notations, pour inciter nos lecteurs à s’y rapporter afin de le déguster eux-mêmes. Première notation : « Si la mondialisation est maintenant américaine, elle fut d’abord, tout au long du XXe siècle, européenne, et cela tragiquement avec les guerres qu’elle a alors engendrées ». Deuxième notation : « À la fin de ce siècle, la révolution des technologies de l’information a provoqué une révolution du management et le passage d’une croissance extensive à une économie intensive, auxquels la société américaine s’est plus facilement adaptée que la nôtre ». Troisième notation : « L’interdépendance est devenue une réalité et celle-ci, avec l’accroissement des progrès techniques, est porteuse d’une amélioration des conditions de vie pour la majorité des hommes ; tout le reste n’étant que mythe », constate notre auteur tout en rappelant l’urgence d’organiser la « régulation » de cette mondialisation ; comme viennent de le constater à Prague, les ministres de l’Économie et des Finances du monde entier, c’est nous qui l’ajoutons.
Les regards de Thierry de Montbrial se portent ensuite, plus précisément, sur notre continent, où il constate que « l’histoire est loin d’être refroidie », alors que l’Europe qui avait cru « éclairer le monde » termine le siècle « dans la résignation et le renoncement à l’exercice de la responsabilité et du pouvoir, dans l’auto-flagellation de la repentance, le sentiment de la culpabilité ». Quant à l’avenir, voici son pronostic : « Il faut se résigner à admettre qu’à l’instar de l’évolution biologique, l’Union européenne est un processus auto-organisateur dont nul ne peut encore préciser l’aboutissement, peut-être vers le milieu du XXIe siècle ». Pronostic qui n’est guère enthousiasmant, avouons-le, pour tous ceux qui comme nous, alors qu’il n’était pas encore question de « globalisation », ni même de « marché commun », avons appelé de nos vœux une Europe « puissance mondiale », laquelle, il est vrai, était alors, celle des Six (avec l’espoir qu’elle devienne celle des Sept dès que l’Espagne serait fréquentable). Alors qu’on nous parle actuellement de l’élargissement d’une Europe des Quinze, laquelle n’a réussi à s’entendre jusqu’à présent que sur des détails insignifiants, concernant le plus souvent la concurrence commerciale. Comme quoi l’idéologie économique et l’idéologie politique pourraient bien être étrangères l’une à l’autre ; c’est nous, bien entendu, qui nous permettons de le dire, au risque de scandaliser notre éminent ami.
C’est d’ailleurs sur les problèmes politiques majeurs du moment qu’il nous apporte ici son diagnostic. Ainsi est-il plus que sceptique quant à la possibilité pour l’Union européenne de bâtir une Politique étrangère et de sécurité commune, digne de ce nom : « Peut-être cela prendra-t-il plusieurs décennies. Peut-être n’y parviendrons-nous jamais… Le mieux que l’on puisse attendre pour l’Union, dans l’avenir immédiat, est qu’elle joue un rôle central dans les affaires européennes elles-mêmes et un rôle modérateur dans les affaires extérieures ». Ce qui est loin d’être le cas, constate alors notre auteur, à propos notamment de la Serbie (« où il est permis de juger très sévèrement les conditions dans lesquelles l’Otan, sous direction américaine, est intervenue militairement ») ; ou encore à propos du Proche-Orient, sujet d’une brûlante actualité au moment où nous écrivons ces lignes. Et pour finir, notre auteur jette successivement ses regards perspicaces sur « le problème Russe », « le décollage de l’ensemble de l’Asie », et sur « l’hyperpuissance américaine », avec cette constatation : « les États-Unis avaient la possibilité de vraiment changer le monde. Ils ne l’ont pas saisie, parce que les règles du jeu de la démocratie américaine ne le permettaient pas ».
Mais ce qui précède ne constitue que l’introduction magistrale aux études prospectives du Ramses 2001, lequel y consacre trois « parties », traitant respectivement de la « Mondialisation » (au sens économique du terme) ; de la « Gestion des ressources mondiales » ; et enfin sous le titre « Souveraineté et gouvernance », des grands problèmes d’actualité dans les relations internationales. C’est sur cette dernière que nous nous arrêterons puisqu’elle répond plus immédiatement aux préoccupations des lecteurs de cette revue. Mais nous rappelons d’abord que la notion de « gouvernance » avait été présentée l’année dernière aux lecteurs du Ramses par le directeur de l’Ifri lui-même, comme se substituant progressivement à celle de gouvernement « à la façon des mécanismes de régulation des réseaux complexes ». Quant au Ramses de cette année, après avoir étudié les problèmes que posent les « puissances criminelles (une authentique question internationale) », puis « l’Europe du Sud-Est (ni paix ni guerre) », il traite de deux sujets majeurs sur lesquels il convient donc de nous arrêter rapidement. Le premier est celui des relations de « la souveraineté » avec « l’ingérence », que développe avec son brio habituel, Philippe Moreau Defarges. Là encore nous ne pouvons que nous borner à quelques notations particulièrement éclairantes, en signalant que cette analyse est assortie d’une bibliographie et de nombreux « encadrés », réunissant des données et des textes de base. Première notation : « Dans l’idéal, une ingérence réussie serait celle qui rétablirait l’ordre et la paix : mais quel ordre, quelle paix ?... Qu’est-ce qu’une paix juste ? » Deuxième notation : « La souveraineté étatique est en pleine mutation, et pas seulement sous l’effet de la globalisation, car les États sont maintenant considérés comme des instruments au service de leur peuple, et non l’inverse ». Troisième notation : « La notion d’ingérence renvoie à celle de communauté… puisque sa dynamique actuelle est… empêcher le retour de la guerre, encourager et gérer les échanges ». Quatrième notation : « L’institutionnalisation du devoir ou du droit d’ingérence, à l’échelle mondiale serait un système trop inégalitaire (les démocraties, les riches face aux autres) ». Enfin, cinquième notation, dont on ne peut que souhaiter la réalisation et qui souligne en tout cas l’optimisme généreux de l’auteur : « La mondialisation n’est-elle pas désormais ce choc permanent, gommant la distinction entre petits et grands États, les contraignant tous à une réinvention permanente dans la modestie ». Avant d’en finir avec l’ingérence, nous nous permettrons de signaler, la publication récente, sous le titre Morale et relations internationales (Ellipse), des actes d’un colloque organisé sur le même sujet par l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), et où figure en particulier un texte d’une haute élévation de notre actuel ministre des Affaires étrangères.
Pour finir, il nous faut mentionner tout particulièrement, la contribution de Dominique Moïsi, qui, avec son talent habituel mais aussi son exceptionnelle finesse d’analyse, nous brosse un tableau lumineux du « Wilsonisme (américain) à l’épreuve de la mondialisation », évoquant à ce propos les relations orageuses qui se manifestent souvent entre la France et les États-Unis, dans la mesure où ils s’estiment tous deux porteurs d’un message universel. Et notre auteur nous transporte en effet « aux sources de l’exceptionnalisme américain », qui serait dû surtout « à la nature et au style de leur pouvoir, cette potion magique composée de quatre ingrédients : la démocratie, le libéralisme, le capitalisme et l’internationalisme, termes que la mondialisation rend plus modernes que jamais ». Et plus loin, cette autre notation lumineuse : « les Européens, et plus encore les Français sans doute, compte tenu de leur héritage monarchique et centralisateur en matière de politique étrangère, ont du mal à saisir le lien existant entre la spécificité du regard porté par l’Amérique sur le monde et l’organisation interne du système politique américain ». Mais tout mériterait d’être noté dans l’analyse de notre auteur concernant cette Amérique qui balance « entre unilatéralisme et indifférence », mais reste obsédée par le terrorisme « symbole et traduction du désordre dans le monde ». Et, pour lui toujours, c’est pour cette raison que le projet de « Bouclier antimissiles » de son territoire national sera réalisé, quel que soit le résultat des élections en cours ; en effet il traduit culturellement et psychologiquement un des rêves secrets de l’Amérique : « échapper au destin commun de l’humanité grâce à la puissance de ses idées et de sa créativité scientifique ». Voilà donc pour les « forces profondes », comme aurait dit Jean-Baptiste Duroselle, notre maître. Reste, ajoute Dominique Moïsi, que « l’Amérique peut être une hyperpuissance dans nos têtes, elle ne l’est pas dans la réalité. Rien n’est possible sans elle, mais tout n’est pas possible, même avec elle ». Et les évènements qui se déroulent au Proche-Orient, au moment où nous écrivons ces lignes, sont là pour nous le rappeler. Mais nous nous permettrons de noter encore, avant d’en finir avec cette analyse fulgurante, qu’il peut être intéressant de la rapprocher de celle qu’un Américain vient de faire dans la revue The National Interest et sous le titre « The French Position », de l’attitude de la France à l’égard des États-Unis ; d’autant que cet Américain est le directeur de The Center on the United States and France (CUSF), homologue de notre CFE, mentionné plus haut. Comme quoi les deux plus vieilles républiques du monde moderne peuvent être parfois lucides, l’une envers l’autre, ce qui est de bon augure en cas d’urgence.
Mais il convient d’en finir avec cette trop longue présentation, en souhaitant qu’elle incitera nos lecteurs à se reporter eux-mêmes au Ramses 2001 ; et en souhaitant également à ce dernier une longue progéniture puisqu’il a réussi aussi brillamment son entrée dans le XXIe millénaire. ♦