Nato, Britain, France and the FRG: Nuclear Strategics and Forces for Europe (1949-2000)
Nos lecteurs ont déjà eu l’occasion d’apprécier les écrits de Beatrice Heuser, puisqu’elle a publié dans cette revue plusieurs articles remarqués, et que, par ailleurs, nous leur avons présenté en 1994 un livre auquel elle avait collaboré, traitant de l’avenir des puissances nucléaires « de second rang » (c’est-à-dire, par ordre alphabétique, la France, La Grande-Bretagne et la république populaire de Chine). Aujourd’hui, dans ce nouvel ouvrage, elle entreprend de reconstituer l’histoire des stratégies nucléaires de la Grande-Bretagne, de la France et de l’Allemagne fédérale, armée de sa grande expérience des questions stratégiques, car elle enseigne depuis longtemps au War Studies Department du King’s College de Londres ; et aussi de sa perception inégalée des cultures de ces trois pays, puisqu’elle est à la fois allemande (de naissance), française (par affection : elle est mariée à un Français), et sujette de Sa Majesté britannique (par préférence : elle vient d’obtenir sa naturalisation).
Aussi, après nous avoir rappelé les stratégies nucléaires de l’Otan à partir des meilleures sources (elle a eu accès aux directives à ce sujet du Standing Group et du Comité militaire autrefois classifiées cosmic, c’est-à-dire le plus haut degré du secret), Beatrice Heuser commence-t-elle par traiter des stratégies nucléaires de la Grande-Bretagne. Celles-ci furent, souligne-t-elle, marquées par l’« interdépendance », alors que celles de la France le seront par l’« indépendance ». Elle nous démontre que les réflexions britanniques sur ce sujet ont commencé immédiatement après Hiroshima, et qu’elles ont largement influencé l’adoption par les États-Unis en 1954, et ensuite par l’Otan, de la stratégie de dissuasion nucléaire par « représailles massives », ce que nous avions pu personnellement constater car, à cette époque, nous avons appartenu au Standing Group, alors organe stratégique suprême de l’Otan. Elle nous révèle aussi l’influence qu’il convient d’attribuer par la suite au Mottershead Paper, étude entreprise en 1961 par le ministère de la Défense britannique lorsqu’il apparut que la garantie des représailles massives perdait de sa crédibilité, avec l’apparition de la vulnérabilité des États-Unis à la suite du développement des missiles stratégiques soviétiques. Enfin, elle insiste sur le rôle joué par la Grande-Bretagne dans l’acceptation par les États-Unis d’une consultation sur la doctrine nucléaire au sein de l’Otan, qui se manifesta par la création du Nuclear Defence Affairs Committee, du Nuclear Planning Group (NPG), et par l’adoption en commun de Provisional Planning Directives (PPD).
Dans son livre, Beatrice Heuser passe rapidement sur l’évolution, avec l’aide constante des États-Unis, de l’armement nucléaire britannique, mais ce sujet est désormais du domaine public, depuis la publication en 1994 aux États-Unis du Nuclear Weapons Data Book concernant la Grande-Bretagne, et aussi la France et la Chine. Elle nous révèle l’étendue de la coopération américano-britannique dans le choix et la répartition des objectifs, et la préférence que marqua pendant longtemps la Grande-Bretagne pour ceux les plus menaçants pour ses propres forces nucléaires. Pour ce qui est de l’emploi, elle souligne aussi que les responsables britanniques ne cesseront pas de redouter autant les hésitations des États-Unis à mettre en œuvre leurs armes nucléaires, qu’une trop grande précipitation de leur part. Ils ont donc tout fait pour être systématiquement consultés à ce sujet, et tout laisse penser que ces consultations furent finalement explicitées clairement ; mais notre auteur ne manque pas de souligner que les deux centres de décision demeureront, puisque la Grande-Bretagne s’est réservé de reprendre son autonomie en cas « d’intérêt national suprême ».
Dans les conclusions de ce chapitre, notre auteur reprend la plupart des points que nous venons de mentionner, mais elle revient aussi sur un sujet que nous avons omis, à savoir celui des armes « tactiques », ou plutôt comme on les appelle maintenant, « substratégiques ». Depuis 1967, estime-t-elle, les préférences ont été de les considérer comme un moyen pour rétablir la dissuasion, une fois que la guerre a éclaté, éventuellement par l’effet politique que provoquera l’emploi en premier de l’arme nucléaire. Elle en déduit que le besoin de disposer de capacités substratégiques demeure pour mettre fin à une guerre éventuelle par un « ultime avertissement ». Elle avait souligné précédemment que la Grande-Bretagne conservait cette capacité, avec les Trident T II D 5 à double usage, des seuls vecteurs nucléaires qui leur restent, à savoir ses 4 SNLE.
Bien que ce ne soit pas la séquence adoptée par Beatrice Heuser, nous passons immédiatement au chapitre concernant l’Allemagne fédérale, car nous avons certainement plus à y apprendre que sur le cas français quant aux problèmes que lui ont posés les stratégies nucléaires adoptées par les États-Unis et acceptées par l’Otan. L’auteur nous rappelle d’abord l’épouvante causée en Allemagne par les enseignements tirés des exercices Carte blanche en 1955 et Lion noir en 1957, puisqu’ils aboutissaient à des millions de victimes dans la population allemande. On ne peut s’en étonner quand on a entendu le récent et brillant exposé de Pierre Gallois, qui appartenait alors au New Approach Group du Shape, sur la stratégie alors envisagée par l’Otan pour la défense de l’Allemagne par moyens nucléaires, et cela faute de disposer de moyens classiques suffisants face à l’insurmontable supériorité de l’Union soviétique. Beatrice Heuser nous révèle ensuite le trouble qui a résulté en Allemagne du changement de la stratégie américaine à l’époque Kennedy-McNamara, mais, faute de pouvoir encore compter sur la dissuasion stratégique, et redoutant sur leur sol autant une guerre nucléaire qu’une guerre classique, les stratèges allemands se rallièrent à la stratégie mixte, c’est nous qui le disons, de la flexible escalation, terme que notre auteur préfère à flexible response, car elle comporte l’idée de war termination. Elle évoque bien sûr la tentation qu’ont constituée pour sortir du dilemme les épisodes du traité de l’Élysée et de la MLF (Multilateral Force).
Elle insiste surtout sur le problème qu’a été pour l’Allemagne fédérale l’accès au contrôle du déclenchement sur son sol du feu nucléaire, qui s’est posé très tôt et surtout, c’est là pour nous une révélation, à propos de la mise à feu des mines nucléaires, dont les barrages ont parsemé le sol allemand. Elle nous apprend les démarches entreprises pour accéder à ce contrôle par l’intermédiaire d’un Nato Nuclear Executive Committee, qui aboutirent finalement à la création de l’organisme de consultation qu’a constitué le NPG dont il a été question plus haut, lequel leur donna en définitive entière satisfaction. En bref, les préoccupations majeures de l’Allemagne en la matière furent la « défense de l’avant », l’emploi précoce (early use) de l’arme nucléaire, les objectifs à longue portée ; et, ajoute-t-elle, ce point de vue de l’Allemagne a de plus en plus divergé avec celui des États-Unis, pour converger de plus en plus avec celui de la Grande-Bretagne.
Sur le cas français, nous l’avons dit, Beatrice Heuser n’a pas grand-chose à nous apprendre, sinon la perception qu’a eue la Grande-Bretagne de notre comportement en la matière. Elle nous prête (à juste titre) l’obsession de conserver notre indépendance, alors que la Grande-Bretagne, rappelons-le, a pour ce qui la concerne opté pour « l’interdépendance ». Sa hantise de tout nationalisme étroit lui fait parfois porter des jugements sévères sur nos options, mais elle s’efforce toujours de rester objective. Aussi est-il plus intéressant, pour nous, de recueillir ses idées relatives à l’avenir des projets de force nucléaire européenne, dont elle nous a raconté auparavant les tentatives passées. Pour elle, le problème comporte désormais cinq variables : l’avenir de la Russie, l’engagement des États-Unis en Europe, le développement de la prolifération nucléaire au voisinage de l’Europe, le fait que l’Allemagne n’est plus en première ligne et par suite n’est plus intéressée par la dissuasion nucléaire, enfin le triangle Londres-Paris-Bonn, qui était la solution idéale au temps de la guerre froide, a perdu de sa pertinence. Sa conclusion est alors : une véritable Union européenne, au sens politique du terme, dotée en pleine souveraineté de ses propres armes nucléaires, n’est plus un objectif réaliste. Il est donc plus que douteux que puisse avoir lieu désormais cette « grand-messe », au cours de laquelle la France et la Grande-Bretagne auraient transféré solennellement à un président de l’Europe le contrôle de leurs armes nucléaires. Ses constats pessimistes se terminent cependant, fort heureusement, par une note d’espoir, à savoir que « les armes nucléaires, en cas de crises extrêmes, resteront la pierre de touche de la solidarité entre les États-Unis et l’Europe, et que la Grande-Bretagne et la France conserveront pour leurs alliés non nucléaires, en particulier pour l’Allemagne ; et aussi, indirectement, la pierre de touche d’un développement possible du sentiment d’identité européenne ». Nous nous permettrons d’ajouter que nous sommes, quant à nous, moins pessimiste que notre amie, mais à condition, comme nous avons eu souvent l’occasion de l’écrire récemment, qu’on en revienne à l’Europe occidentale, celle qui a une histoire et une culture communes, et par suite la même conception de la puissance et de sa responsabilité mondiale.
Comme on l’a constaté, le nouveau livre de Beatrice Heuser est riche en sujets de réflexion. C’est un défi audacieux qu’elle s’était lancé en entreprenant de présenter à un grand public l’histoire des stratégies nucléaires en Occident. Ce pari, elle l’a gagné ; aussi ses parents auxquels elle a dédicacé cet ouvrage, n’ont-ils pas à regretter, comme ils l’ont fait nous a-t-elle dit, qu’elle ne soit pas devenue un grand médecin, une grande « femme politique », ou encore une grande pianiste, ce que certainement elle aurait pu être, car elle est effectivement une grande « stratégiste ». ♦