Le choc des civilisations
Notre revue a déjà présenté Samuel Huntington à ses lecteurs. D’abord sous la plume de Marc Bonnefous, ensuite en donnant la parole à l’Américain et à Pierre Hassner, son critique le plus pertinent (1). Pourquoi donc y revenir ? Parce que Huntington, porté par un engouement qui ne se dément pas, élargit dans ce livre le propos de l’article qui, dans Foreign Affairs de l’été 1993, fut à l’origine de ce succès. L’engouement est à la mesure du réalisme de l’auteur. À ceux qui ne se sont pas remis de la disparition de l’ennemi, il en propose un autre, ou plusieurs : c’est entre civilisations que les conflits vont surgir, en réaction à « l’arrogance occidentale » qui prétend à l’universalisme.
Les civilisations ainsi promues acteurs de l’histoire du XXIe siècle, l’auteur en dénombre sept, huit ou neuf selon les pages, imprécision regrettable. La liste complète comprend les civilisations africaine, bouddhiste, chinoise, hindoue, islamique, japonaise, latino-américaine, occidentale, orthodoxe. La thèse énoncée, les acteurs définis, la pièce peut commencer. C’est, on s’en doutait, la civilisation islamique qui se révèle, en des chiffres incontestables, la plus belligène de toutes ; l’alliance du sabre et du Livre, le prosélytisme, la poussée démographique, sont les ingrédients de cette menace-là. La civilisation chinoise est le second acteur inquiétant, par son poids économique prévisible, mais aussi par la confiance retrouvée dans les valeurs autochtones, confucéennes si l’on comprend bien. Le troisième acteur dangereux n’est autre que l’Occident, qui prône l’universalité d’une civilisation que son déclin le rend incapable de défendre. Retour à une configuration binaire : face à l’Occident, une « filière islamo-confucéenne ». Pour faire bon poids, le livre se termine par un scénario catastrophe, conflit mondial situé en 2010. D’une guerre sino-américaine résulte celle de l’Inde contre le Pakistan et l’Iran, des Arabes contre Israël, du Japon contre les États-Unis, de la Russie contre la Chine, de tous les Balkaniques entre eux, de l’Otan contre l’Afrique du Nord. L’auteur se tire de ce mauvais pas en jugeant lui-même son scénario absurde. On a eu chaud !
Devant ces risques, réels ou imaginés, que faut-il faire ? Reconnaître l’identité de chacune des civilisations et se garder d’un universalisme utopique et dangereux. Chaque civilisation, pilotée par un État phare, exercera, dans une sorte d’isolationnisme culturel, ses responsabilités propres. Ainsi acceptera-t-on la tutelle russe sur le monde orthodoxe et — Samuel Huntington montre le bout de l’oreille — celle des États-Unis sur l’Occident, au moyen d’une Otan élargie jusqu’à la nouvelle frontière qui la séparera de « l’orthodoxie ».
Le livre de Huntington est de ceux que l’on dit stimulants, parisianisme par lequel on désigne les ouvrages à l’originalité mal étayée. Il est aisé de déceler ici maintes pierres branlantes. Le déclin de l’Occident, mesuré à l’aune de la montée des non-Occidentaux, vient du succès de ses méthodes, désormais partout répandues. Si la « résurgence sociale » de l’islam est patente, sa « résurgence culturelle et politique » n’a point commencé. « L’impérialisme chinois » n’est pas une donnée couramment admise et il est osé de poser la Chine, encore engluée dans le communisme, comme « le plus grand acteur mondial de l’histoire ». Le tracé de la frontière entre les deux mondes chrétiens pose un problème en Europe de l’Est. Enfin, la politique américaine récente — l’auteur le reconnaît — se coule difficilement dans le moule proposé.
Dans le puzzle de civilisations qu’est le monde de Huntington, l’Occident ne trouve pas clairement sa place. De cette difficulté fondamentale, l’auteur ne paraît pas avoir discerné causes et conséquences. Si, comme il le répète, l’Occident énerve, c’est en raison de sa double nature. Huntington s’évertue à répertorier ses qualités spécifiques. Ce faisant, il mélange le lard et le cochon, lard chrétien et cochon des Lumières. Les Lumières n’ont pas rang de valeur culturelle ; elles inaugurent le règne de la raison libérée ; qu’elles soient universelles, c’est l’évidence ; qu’elles aient été allumées par l’Occident, c’est un fait. Le message du Christ ne vaut que pour les chrétiens, selon le parler correct et selon Huntington. La pratique politique moderne a entériné de longue date cette dichotomie et érigé en principe la neutralité confessionnelle de l’État.
Or voici que Huntington, pour soutenir son projet de compartimentage « civilisationnel », veut que chaque État puisse répondre à la question identitaire : « Qui êtes-vous ? ». Proposition blasphématoire ! L’Europe des nations, modèle pour le monde, dénie à l’État le pouvoir de dire à chacun qui il est. Cette absence de réponse est la condition de la paix entre les peuples et les gens. Elle est aussi l’une des raisons du retour de Dieu, ou de sa « revanche ».
Sans doute la distinction du lard et du cochon n’a-t-elle pas échappé à Samuel Huntington. Il parle, en son chapitre III, de modernisation, laquelle s’étend peu à peu sur la planète, et d’occidentalisation, qui ne la suivrait pas. Modernisation sans occidentalisation, tel serait le nouveau credo que l’on nous jette à la figure : « Nous serons modernes, mais nous ne serons pas vous ». Pierre Hassner, commentant Huntington, dit que le choc à attendre n’est pas entre civilisations, mais entre les Lumières (ou la modernisation) et l’ensemble des cultures, traditionnelles ou religieuses. Dans cet affrontement, Hassner parie pour la victoire des Lumières et la défaite des cultures, Huntington pour le match nul, victoire des Lumières sans défaite des cultures.
Pour trancher ce débat, l’ambiguïté de la civilisation occidentale pourrait nous servir d’instrument. Donnant d’abord raison à Hassner, on constatera que modernisation entraîne déculturation. En Occident même, la déliquescence morale est extrême ; elle fait horreur aux musulmans, qui ont beau jeu à la stigmatiser. Pourtant, dans le même temps, le message chrétien vient se mêler aux Lumières et, en quelque sorte, les obscurcir, message laïcisé où les droits de l’homme, la démocratie, le refus de la violence et l’amour sont les valeurs universellement reconnues. C’est ce retour subreptice que Luc Ferry (2) présente comme le triomphe d’un dieu discret que l’on n’entend plus.
Il est tentant de rapprocher l’itinéraire de Samuel Huntington de celui de Francis Fukuyama (2). L’un et l’autre ont dû leur fortune au retentissement mondial d’un article initial. Fukuyama, fort critiqué des réalistes, annonçait la fin de l’histoire, aboutissement pacifique et ennuyeux du chemin tracé par l’Occident. Huntington, très applaudi des mêmes gens, prophétise un monde livré aux agitations de civilisations antagonistes. L’un et l’autre ont développé leur thèse dans un livre. Celui de Fukuyama est autrement convaincant que celui de Huntington. Il n’est pas sûr qu’il faille s’en réjouir. ♦
(1) Voir Défense Nationale, avril 1994 et avril 1996.
(2) Sur Luc Ferry, voir Défense Nationale, août-septembre 1996, L’amour et l’Occident. Sur Fukuyama, Défense Nationale, juillet 1992, Fukuyama : fin de l’histoire ou fin de tout ?