Défense dans le monde - L'Union européenne et l'Otan
Il n’y a, a priori, aucune raison pour que l’Union européenne et l’Otan se rapprochent ou, seulement, soient amenées à se concerter.
L’Union européenne agit dans le domaine économique et commence à peine à révéler ses ambitions politiques. L’Otan est une organisation militaire qui cherche à s’adapter aux contraintes budgétaires et politiques du temps présent. L’Organisation européenne s’est largement faite en défense contre les États-Unis et leur puissance économique et commerciale, tandis que l’Otan est l’affirmation de la solidarité politique entre les pays européens et l’Amérique du Nord.
Toutefois cette présentation pourrait bien être trop schématique et inadaptée aux évolutions que l’Europe connaît depuis quelques mois. Chaque Organisation est moins indépendante de l’autre qu’il n’y paraît.
La complémentarité institutionnelle
À partir d’une base économique qu’elle s’est constituée depuis quarante ans, l’Union européenne souhaite acquérir une dimension politique. Cette ambition est consacrée par le traité de Maastricht et approfondie par celui d’Amsterdam de 1997. Elle inclut la sécurité à la fois comme moyen de préserver les acquis économiques et comme volet d’une diplomatie communautaire. L’élaboration progressive de la politique étrangère et de sécurité commune (Pesc), qu’accompagne le développement de capacités européennes de sécurité et de défense, concrétise cette orientation.
À cette approche descendante, l’Alliance atlantique oppose un cheminement de bas en haut : en s’appuyant sur une base militaire solide, elle tente de constituer une architecture politique concrétisée notamment par la création du Conseil de partenariat euroatlantique et par les relations avec la Russie.
Les deux institutions iraient ainsi, au moins en théorie, à la rencontre l’une de l’autre. L’Union peut fournir beaucoup de « sécurité faible » (encadrement politique, financement, volet industriel), alors que l’Otan peut apporter un volume limité de « sécurité forte » (défense militaire, réseaux de télécommunications).
Enfin, il n’est pas concevable que ces deux organismes travaillent en parallèle et sans concertation. Les contraintes budgétaires ne le permettent pas, l’état de la menace militaire ne le justifie pas et l’opinion publique ne le comprendrait pas.
L’Otan et l’Union européenne jouent donc bien des rôles convergents dans la stabilité en Europe. Cette complémentarité est reconnue par les traités constitutifs de l’Union. L’article J7 du traité d’Amsterdam dispose notamment que la politique étrangère et de sécurité commune de l’Union européenne est compatible avec la politique commune de sécurité et de défense arrêtée dans l’Alliance atlantique.
L’antagonisme économique
Leur élargissement est un deuxième dossier qui devrait mettre en présence l’Union européenne et l’Otan. L’Alliance atlantique a pris une certaine avance en bouclant en deux ans son ouverture à trois pays d’Europe centrale. Toutefois, l’essentiel des difficultés paraît à venir : pour que la Pologne, la République tchèque et la Hongrie s’intègrent harmonieusement dans l’Otan, il faudra qu’elles développent l’interopérabilité de leurs forces avec celles des Alliés. La Pologne a voté en septembre 1997 un plan de quinze ans pour réaliser cette transition. À terme, cela nécessitera le remplacement des matériels principaux, avions et chars. Les investissements nécessaires seront très importants, souvent supérieurs à ce que les budgets de défense locaux peuvent fournir. C’est donc la totalité de l’économie de ces trois pays qui sera concernée.
La contradiction avec les impératifs de l’entrée dans l’Union européenne risque alors d’apparaître. Avant d’adhérer à l’Union, les candidats devront intégrer l’acquis communautaire, pratiquer les disciplines économiques afférentes et, surtout, avoir satisfait un certain nombre de critères de convergence, notamment budgétaires. Compte tenu de l’état actuel de leur économie, la Pologne, la République tchèque et la Hongrie devront plutôt raisonner en éléments de rigueur, d’austérité et de contrainte. Dans ces conditions, il conviendra d’examiner si elles peuvent mobiliser les crédits nécessaires à l’achat d’avions ou de chars, sans nuire aux équilibres budgétaires requis pour adhérer à l’Union. L’espoir de s’appuyer sur ces investissements dans une perspective keynésienne est limité, car ces matériels seront probablement importés sans bénéfice significatif pour l’industrie locale. On se rappellera qu’en novembre dernier, le Fonds monétaire international s’était montré réticent sur un projet d’achat d’avions d’armes par la Hongrie.
Les autorités politiques tchèques, hongroises et polonaises devront probablement trancher entre la satisfaction de court terme procurée par des investissements militaires liés à l’entrée dans l’Otan et l’intérêt de long terme des disciplines économiques de l’Union européenne. Les difficultés de cet arbitrage expliquent les nombreux reports de décision sur ces investissements que l’on a déjà constatés.
À qui l’initiative politique ?
Qui de l’Otan ou de l’Union européenne assurera le pilotage politique de l’édification de la défense européenne ?
L’Otan bénéficie de l’efficacité présumée et de l’antériorité, mais le projet européen n’a pas constitué jusqu’ici sa préoccupation principale. Certes, lors de sa conférence de Berlin en juin 1996, les Alliés ont décidé d’accroître sa dimension européenne et un certain nombre de décisions concrètes ont été prises pour y donner suite, notamment des accords avec l’UEO. Il n’y a pas eu, naturellement, de négociations avec l’Union européenne qui n’aient pas directement été concernées par ces choix. L’Alliance a d’ailleurs été bien avisée de prendre cette direction : son européanisation accroît en effet sa cohérence interne puisque, notamment, la France lie son rapprochement avec elle au développement de sa dimension européenne.
Toutefois, les débats actuels internes à l’Alliance donnent une idée assez précise des difficultés à venir. Les Alliés ont estimé qu’il convenait de réaliser l’Identité européenne de sécurité et de défense dans l’Otan. Cette affirmation montre que l’Organisation s’engage dans un volet européen, mais indique aussi qu’elle estime être le lieu exclusif de la réalisation de la politique européenne de sécurité. Cette interprétation est soutenue par les Alliés les plus attachés à la présence américaine en Europe. On peut cependant craindre que l’apparition de ce volet européen soit conjoncturelle et relève des essais de l’Alliance pour trouver des justifications à son activité après la chute du rideau de fer.
Pour l’Union européenne, en revanche, il n’y a pas de problème de légitimité. Les pays européens ont accepté une orientation vers la sécurité et la défense dès le traité de Maastricht en 1992. L’Union peut donc naturellement prétendre être la source de la politique européenne de sécurité. Elle aura du mal cependant à s’impliquer dans la sécurité. Il lui faudra d’abord résoudre la question des voies et moyens : dispositif intergouvernemental confié au Conseil ou communautaire confié à la Commission ? Ensuite, les institutions bruxelloises, malgré l’appoint de l’UEO, ne disposent pas encore des compétences humaines et de l’expertise technique pour avancer dans cette voie.
Les modalités de préservation des intérêts américains lors de la définition de la politique de sécurité européenne constitueront in fine le test pour départager les deux Organisations. À cet égard, deux configurations sont possibles : la confrontation et la négociation.
Le choix de la confrontation amènerait à concevoir la défense européenne dans un strict périmètre européen sans tenir compte de la réalité américaine en Europe. Il y a peu de chance que cette option finisse par s’imposer : la plupart des Alliés ont fait des choix quasi définitifs en faveur de la solidarité atlantique, et la confrontation ne fait pas partie de la culture politique de l’Union européenne. Si, cependant, c’était le cas, l’Allemagne serait placée dans un rôle d’arbitre : son état-major général, qui, au surplus, restera à Bonn à proximité de Bruxelles alors que l’essentiel du gouvernement allemand va déménager à Berlin l’année prochaine, accepterait difficilement cette orientation qui lui ferait perdre une part de son assise politique intérieure.
On pourrait en revanche recourir à la concertation pour définir les intérêts américains et les modalités de leur préservation. Elle s’instaurerait alors à deux niveaux : d’abord à l’Union européenne pour établir une cohérence entre la sécurité et les autres politiques de l’Union, puis avec les États-Unis au sein de l’Otan où les Quinze s’appuieraient sur la position préalablement arrêtée. Dans le jargon politico-militaire, ce schéma est déjà baptisé 1 + 1 (Europe - États-Unis) (1). La main de la France y sera d’autant plus forte qu’elle sera active dans les deux Organisations concernées, Union européenne et Alliance. À l’Otan, cela posera la question d’une évolution, finalement limitée, de sa position : la solidarité militaire de la France devrait être concrétisée par l’entrée de tout ou partie de ses forces armées dans les ordinateurs de l’Otan, comme elles le sont déjà, sans grand dommage pour notre défense, dans ceux de l’OSCE et de l’UEO.
27 mars 1998
(1) Voir à ce propos le discours à Varsovie du ministre allemand de la Défense le 6 décembre 1997, l’allocution de M. Chirac lors de la présentation des vœux au corps diplomatique le 7 janvier 1998, et les écrits récents de M. Brzezinski.