La Grandeur – Politique étrangère du général de Gaulle : 1958-1969
C’est une véritable somme scientifique que nous présente Maurice Vaïsse dans cet ouvrage, puisqu’il y analyse tous les aspects de la politique étrangère du général de Gaulle, et cela à partir de sources jusqu’à présent inexploitées, parce que non encore à la disposition du public, à savoir les archives diplomatiques de cette période, tant françaises qu’étrangères (en particulier allemandes et américaines) ; et aussi de nombreux comptes rendus d’interviews de grands témoins, conduits par lui-même ou par d’autres, sans parler des mémoires, souvenirs et ouvrages ayant traité déjà du sujet, dont la bibliographie utilisée par lui comporte plus de 400 titres.
Il n’est pas besoin de présenter l’auteur, car chacun sait que, professeur des universités, il est le fondateur et le directeur du Centre d’études d’histoire de la défense (CEHD), en même temps que président du conseil scientifique de la Fondation Charles de Gaulle et membre du conseil scientifique de la revue de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Il est aussi président du Groupe d’études français d’histoire de l’armement nucléaire (Grefhan), qui représente notre pays dans l’entreprise de recherche internationale, le Nuclear History Program (NHP). Maurice Vaïsse a par ailleurs publié de nombreux ouvrages traitant des relations internationales qui font autorité, dont en particulier Diplomatie et outil militaire (1992) et Les relations internationales depuis 1945 (5e édition : 1996) ; il a aussi dirigé la publication des actes de nombreux colloques ayant traité des grandes crises internationales contemporaines.
Il ne peut être question ici de tenter de résumer son nouvel ouvrage car il comporte plus de 700 pages écrites en petits caractères. Aussi nous bornerons-nous à appeler l’attention de nos lecteurs sur deux chapitres qui traitent de sujets particulièrement intéressants, parce que d’une parfaite actualité, à savoir « L’axe Paris-Bonn » et « La brouille franco-américaine ». Dans l’introduction au premier de ces chapitres, notre auteur s’interroge ainsi : « Qu’allait-il advenir (du) rapprochement franco-allemand avec l’arrivée de de Gaulle au pouvoir ? On pouvait craindre le pire. C’est le contraire qui se produit ». Il évoque alors successivement, avec de nombreuses précisions, les épisodes suivants : la dénonciation de l’accord de coopération nucléaire franco-allemand (et italien) en juin 1958, puis la rencontre de Colombey en septembre et celle de Bad Kreuznach, en novembre de la même année ; la crise de Berlin de 1959 ; « l’année des malentendus » en 1960, puisque s’y succédèrent les interrogations posées par l’accès de la France à la capacité atomique, celles résultant de la pression des Américains pour renforcer l’« intégration » au sein de l’Otan et pour la doter d’une force atomique « multinationale » ; sans parler des inquiétudes suscitées par le rapprochement franco-soviétique qu’avait manifestées la visite de Khrouchtchev à Paris ; l’« année de l’Europe » en 1961 ; puis l’année « des voyages officiels » en 1962, avec celui d’Adenauer en France et de de Gaulle en Allemagne, au cours duquel le rapprochement franco-allemand se manifesta au maximum.
Cependant, si 1963 allait être l’année de l’alliance entre les deux pays avec le traité de l’Élysée, celui-ci fut immédiatement vidé de son sens par le « préambule » exigé par le Parlement allemand, car il donnait la priorité à une défense commune au sein de l’Otan et à la participation de la Grande-Bretagne à la Communauté européenne. Alors, très vite, « se multiplièrent les signes de l’échec (relatif) du rapprochement franco-allemand et du grand dessein qui était à son origine : une Europe européenne indépendante des États-Unis, y compris sur le plan militaire ». Ainsi, souligne Maurice Vaïsse, « Bonn (n’a pas voulu) choisir entre Paris et Washington », ce qui est vrai encore de nos jours, nous nous permettrons d’ajouter. Nous nous permettrons aussi d’évoquer, à ce sujet, le rôle majeur que joua dans le rapprochement franco-allemand notre très regretté ami, François Seydoux, ambassadeur à Bonn de 1951 à 1962 (puis à nouveau de 1965 à 1970), comme nous avons déjà eu l’honneur de le faire dans cette revue en octobre 1981, après sa disparition.
Si nous passons maintenant au second sujet que nous avons retenu, à savoir « la brouille franco-américaine » qui se développa à partir de 1962, c’est-à-dire, souligne notre auteur, juste après que de Gaulle se soit montré, lors des crises de Berlin et de Cuba, le « champion de la fermeté des Occidentaux face aux Soviétiques », elle se manifesta pendant toute la présidence de Kennedy (qui ne fut pas, soit dit en passant, l’ami de la France comme l’a cru alors notre opinion publique), et aussi jusqu’à la fin de la présidence de Johnson. Elle fut marquée en particulier, nous rappelle Maurice Vaïsse : en 1963, par le refus français de s’associer au traité de Moscou sur l’interdiction des essais nucléaires dans l’atmosphère ; en 1964, par le rétablissement des relations diplomatiques avec la Chine populaire et le voyage du Général en Amérique latine ; en 1965, par la bataille contre le dollar ; en 1966, par le retrait de la France du commandement intégré de l’Otan ; puis par le voyage officiel du Général en Union soviétique, et enfin par le discours de Phnom Penh condamnant l’intervention américaine au Vietnam ; en 1967, par le discours du Général sur le « Québec libre » ; en 1968, par le refus de la France de s’associer au traité de non-prolifération ; mais en 1969, ce contentieux allait être momentanément purgé avec l’accession de Nixon à la présidence des États-Unis et la démission du général de Gaulle.
Dans l’opposition systématique ainsi manifestée, notre auteur distingue, après en avoir analysé en détail tous les épisodes, trois aspects principaux : le refus de la suprématie des États-Unis sur le monde occidental, le refus aussi de leur puissance économique et monétaire, et enfin le rejet de la culture américaine, tant au sens que nous entendons aujourd’hui le mot culture qu’en ce qui concerne le fonctionnement et le rôle de l’État. C’est nous qui faisons cette distinction, en pensant au livre de notre ami Charles Cogan, intitulé Oldest Allies Guarded Friends, que nous avons analysé dans la livraison de mars 1995 de cette revue. Toutefois, comme le souligne Maurice Vaïsse, c’est surtout une différence de stratégie qui fut à la base de « la brouille franco-américaine » pendant la période gaullienne, et elle s’exprima tout particulièrement dans les relations nucléaires, tant à propos du projet de force multilatérale (MLF) que dans les initiatives américaines dans les domaines du désarmement et de la non-prolifération, toutes questions pour lesquelles l’auteur apporte beaucoup de précisions puisées aux meilleures sources, tant françaises qu’américaines. En effet, pour le Général, « l’arme atomique représente la réalité de la puissance » à notre époque.
Le rapprochement franco-allemand et la brouille franco-américaine ne sont pas, et de loin, les seuls sujets analysés avec un soin scientifique par Maurice Vaïsse. En effet, il traite aussi dans son livre de la décolonisation et de la coopération, de l’ouverture au Tiers Monde, du « Choix européen de la France », de son rôle dans les rapports Est-Ouest, de « De Gaulle et le Proche-Orient » ; et cela dans douze autres chapitres. L’un d’entre eux expose de façon très éclairante comment fonctionnait la diplomatie au temps du général, et à ce propos évoque sa conception du « domaine réservé », le rôle de son « entourage », celui des discours et des conférences de presse, celui aussi des « voyages et réceptions », et enfin son « processus de décision ».
Parmi les conclusions que tire notre auteur de cette somme scientifique, nous retiendrons en particulier les idées suivantes : « Par rapport à la France de la IVe République qui, en 1958, cumula les problèmes, le contraste est saisissant », puisque, en 1969, « elle allait jouir d’une grande considération dans de nombreux pays du Tiers Monde et d’Europe » ; en outre, « la construction d’une Europe économique et la réconciliation franco-allemande, toutes deux commencées sous la IVe République, constituent des succès remarquables » ; ainsi que l’accès au « club des puissances nucléaires », également préparé sous la IVe République. Nous nous permettons d’y voir la manifestation des « forces profondes », auxquelles était si attaché le regretté Jean-Baptiste Duroselle, le maître incontesté de l’histoire contemporaine, auquel Maurice Vaïsse a dédié son livre. Cependant, ajoute-t-il, « par rapport à l’ampleur des projets gaulliens, les résultats sont contrastés », car il n’a pas bâti « l’Europe de ses vœux », celle qui se serait émancipée de la « dépendance de fait envers Washington en matière diplomatique et stratégique ». Le principal obstacle rencontré, estime-t-il, a résulté de la limitation de ses moyens matériels, car le Général estimait que « les moyens de la France sont immenses, puisqu’ils sont moraux », comme il l’a expliqué à Alain Peyrefitte. C’est cette conviction qui constituait son aspiration à « la grandeur », dont ricanent si volontiers encore ceux qu’il appelait les « Anglo-Saxons ». En définitive, comme vient de l’écrire Éric Roussel en commentant ce livre : trente ans après, on constate que « peu d’hommes d’État dans l’Histoire auront su mieux que de Gaulle compenser la faiblesse de leurs moyens par leur prestige, leur intelligence des choses et des acteurs de la scène internationale ». C’est l’idée majeure que nous retiendrons, nous aussi, de la lecture de l’ouvrage de notre ami Maurice Vaïsse, en regrettant seulement que son sérieux scientifique, confirmé par de nombreuses citations du Général, ait par moment donné de lui l’image d’un « monstre froid », ce que se doit d’être effectivement la politique et par suite la diplomatie. Alors qu’en définitive, il était humain, comme nous avons eu l’occasion de le constater personnellement ; et comme il ressort surtout des récits d’Alain Peyrefitte, qui eux ont, par moment, l’inconvénient de nous donner du Général l’image d’un personnage « gouailleur » dans des circonstances sérieuses et même dramatiques.
Que l’éminent académicien veuille bien nous pardonner cette observation au sujet de ses si passionnants C’était de Gaulle, d’autant qu’elle est étrangère à notre propos ici, qui est d’encourager vivement nos lecteurs à exploiter le remarquable ouvrage de Maurice Vaïsse, afin de mieux connaître et aussi de mieux comprendre la politique étrangère du général de Gaulle. ♦