Afrique - Les États-Unis et les « nouveaux dirigeants africains »
Depuis plusieurs mois, et en particulier à l’occasion du voyage spectaculaire du président Bill Clinton en Afrique en mars 1998, les responsables de la diplomatie américaine ont largement vanté les mérites d’une « nouvelle génération de dirigeants africains » susceptibles d’entraîner l’Afrique vers le vingt et unième siècle en créant une dynamique politique et économique nouvelle.
Dans ce groupe de nouveaux dirigeants mis en avant par Washington, on fait référence à des hommes tels que Yoweri Museveni le président ougandais, Paul Kagame le vice-président et homme fort du Rwanda, Issaias Afeworki le président érythréen, Meles Zenawi le Premier ministre d’Éthiopie, Laurent-Désiré Kabila le président du Congo (ex-Zaïre), ou Jerry Rawlings le président ghanéen. Pour la plupart, ce sont des hommes qui ont combattu pendant de longues années pour renverser des régimes autoritaires ou dictatoriaux, régimes qui ont longtemps symbolisé ce qu’il y avait de pire dans l’image que le monde pouvait percevoir de l’Afrique. Arrivés au pouvoir par les armes, ils ont été aidés plus ou moins discrètement politiquement et militairement par les États-Unis, et ont su, dans le domaine économique, s’engager dans des politiques de redressement conformes aux orientations préconisées par ceux-ci ou les bailleurs de fonds multilatéraux. Ils ont su aussi, pour la plupart, apparaître aux yeux des États-Unis comme des promoteurs d’une stabilité politico-militaire conforme également aux intérêts stratégiques des Américains. Dans l’arc de crise et d’instabilité qui s’étend de l’Angola à la corne de l’Afrique, ils ont, généralement de concert, été particulièrement actifs dans la région des grands lacs et en Afrique centrale où les intérêts miniers et pétroliers américains sont significatifs, ainsi qu’en Afrique de l’Est vis-à-vis du Soudan et de la Somalie, dont les situations intérieures préoccupent notablement Washington.
Il est clair que cette dynamique régionale récente, animée par ces « nouveaux dirigeants », ne pouvait que convenir aux États-Unis qui pouvaient trouver là les éléments d’une relance de leur politique africaine avec une implication politico-militaire directe la plus limitée possible et un engagement économique indirect (multilatéral ou privé) et peu contraignant. Début mai 1998, en tout cas, cette dynamique devait être consacrée par l’organisation à Kinshasa d’un grand sommet régional sur la sécurité dans la zone des grands lacs à l’occasion du premier anniversaire de la prise du pouvoir par Laurent-Désiré Kabila. Seize chefs d’État d’Afrique centrale, australe et orientale, ainsi que des responsables des Nations unies, de l’OUA et de l’Union européenne avaient été conviés. Au premier rang des invités, figuraient les dirigeants des États qui avaient activement aidé Kabila à renverser Mobutu : l’Ouganda, le Rwanda, le Burundi, l’Angola et l’Érythrée. Ce sommet, minutieusement préparé et qui avait, de fait, pour objectif d’imposer à l’ensemble des pays de la région une ligne de conduite en ce qui concerne la sécurité marquée par les nouveaux rapports de force, s’est en définitive soldé par un retentissant échec, puisqu’il fut l’objet d’une annulation à la dernière minute. Cette annulation et cet échec ont été marqués par les faiblesses significatives de ce groupe des « nouveaux dirigeants africains ».
Au Congo (ex-Zaïre), le régime de Laurent-Désiré Kabila de plus en plus controversé se révèle incapable d’engager le pays sur la voie de la réforme économique et de la démocratisation politique. Ses voisins et alliés, l’Ougandais Museveni et le Rwandais Kagame, en refusant de participer à ce sommet l’ont fait échouer et ont confirmé leurs divergences de plus en plus fortes avec Kabila, vis-à-vis duquel les États-Unis prennent désormais leurs distances. Répression des opposants, mécontentements internes, corruption croissante, jeux d’alliances ethniques inquiétants, gestion instable des intérêts miniers qui devient dissuasive pour les investisseurs étrangers : loin d’être un facteur de stabilité, et de faire face de manière crédible aux ravages du « mobutisme », le Congo de Kabila suscite de plus en plus la méfiance, voire l’hostilité de ses voisins angolais, congolais, rwandais, ougandais… des bailleurs de fonds, des Nations unies et de Washington.
Dans la corne de l’Afrique, au moment même où l’on annonçait l’annulation du sommet de Kinshasa, éclatait un conflit frontalier entre l’Éthiopie et l’Érythrée à propos de la région de Shiraro dans l’État du Tigré au nord-ouest de l’Éthiopie. Cette crise, qui prive celle-ci de débouché maritime, alors que 75 % des marchandises éthiopiennes transitaient par le port érythréen d’Assab, et qui représente pour l’Érythrée une perte considérable de devises, a pu démontrer la fragilité des relations entre Issaias Afeworki et Meles Zenawi, alliés de longue date depuis leur lutte commune contre le régime de Mengistu. Elle apparaît désormais comme un facteur supplémentaire de déstabilisation de la corne de l’Afrique, alors que les bonnes relations entre ces deux pays, leur soutien à l’opposition soudanaise ou leur politique vis-à-vis du processus de réconciliation entre les factions somaliennes étaient un élément majeur de stabilité dans la région.
Face à ces événements, et sans s’étendre sur la situation politique intérieure des pays concernés, celle dans le domaine des droits de l’homme, ou les limites de leurs réussites économiques, les déclarations enthousiastes des responsables américains sur cette « nouvelle génération de dirigeants africains » paraissent pour le moins illusoires. Cette désillusion donne en tout cas la mesure des difficultés que rencontre l’Afrique pour faire face à ses crises. La persistance de divisions et d’oppositions interafricaines, les situations d’instabilité internes qui caractérisent un nombre important de pays du continent restent des obstacles considérables à la mise en œuvre d’une dynamique nouvelle telle qu’elle peut être louée par les États-Unis. Cette « nouvelle génération de dirigeants africains » est encore loin d’avoir fait ses preuves. ♦