Débats (2e partie)
• Une force panafricaine est devenue nécessaire, nul n’en disconvient. Or, nous rejetons la formule de Warren Christopher d’une force monolithique, permanente et très largement anglophone, ce qui n’est pas bien adapté à la diversité du continent. De même nous repoussons la formule régionale sous prétexte qu’elle est de nature à ouvrir la porte à l’impérialisme local. Donc, une force ad hoc comprendrait des unités prêtes à intervenir en les adaptant aux cas particuliers avec la formation sociologique exigée. Dès lors, pourquoi supprime-t-on les troupes de marine en France alors qu’elles étaient particulièrement destinées à ces tâches ?
Nous rejetons effectivement l’idée d’une force interafricaine permanente dont on ne voit pas très bien le schéma ni les moyens opérationnels, avec des problèmes de coût qui sont éludés. Nous ne pensons pas que le concept de forces régionales, organisées en tant que telles, soit la bonne solution car il faut impliquer de plus en plus des pays divers dans des situations de crise où ils n’ont pas l’habitude d’intervenir, ce qui n’exclut pas qu’on ne doive pas tenir compte de la réalité des sous-ensembles régionaux. Le mécanisme que nous avons présenté à nos partenaires, et qui fait l’objet d’un consensus, repose sur la disponibilité des forces, sur la complicité de plusieurs nations africaines et européennes avec les États-Unis quant à la logistique, et enfin sur la prise en compte des réalités régionales. Il s’agit d’une appréciation pragmatique. Quant aux troupes de marine, je n’ai pas compris qu’on les supprimait ; on souhaite, par le recours à des unités tournantes, engager un plus grand nombre d’unités non spécialisées, mais cela ne signifie pas la disparition du savoir-faire et de la spécificité de ces troupes. L’objet de la réforme est d’aboutir à mêler de plus en plus l’armée française dans un partenariat qui ne serait plus l’apanage des troupes spécialisées.
• Ce matin, on a beaucoup parlé de désengagement français en Afrique au profit d’actions multinationales, et ce soir on évoque un engagement maintenu plus que jamais en donnant l’impression qu’il s’agit d’un habillage diplomatique du désengagement. Il me semble qu’en ce qui concerne l’action militaire de la France en Afrique, on baisse un peu rapidement les bras pour passer le fardeau à une Europe dont on sait que les engagements en Afrique sont nuls. Nous avons des exemples récents où la France est intervenue seule avec une certaine efficacité, qu’il s’agisse de l’opération Turquoise ou de nos initiatives à Bangui. En ce qui concerne les bases dont on dit que plus nous les réduirons, plus nous serons efficaces, il y a là un sophisme évident, car l’utilité de ces bases et du prépositionnement a été démontrée dans de nombreux exemples récents. Bref, le désengagement français en Afrique étant incontestable, quelle est la part d’une analyse de la conjoncture et celle des motivations budgétaires ?
Le désengagement financier de la France en Afrique est une appréciation fallacieuse, car plus que jamais notre pays est un partenaire engagé dans le continent par ses moyens directs d’intervention, par le canal de l’Union européenne et par le biais de ses contributions financières aux organisations de Bretton Woods. De plus, les efforts que nous avons récemment déployés dans l’Union européenne comme au sein de la Banque mondiale pour mobiliser la communauté internationale témoignent également du souci que nous avons de faire en sorte que cette dernière s’engage un peu plus.
L’engagement dans le domaine de la sécurité : je préfère employer ces termes plutôt que de dire engagement militaire, car en Afrique ce langage peut conduire à certaines interprétations fâcheuses. Donc, celui de la France en Afrique est multiforme. Nous contribuons à former les personnels, nous contribuons de façon constante à maintenir les armées africaines avec lesquelles nous travaillons dans des capacités opérationnelles, y compris parfois en les incitants à des réformes importantes. Pour ce qui concerne le ministère de la Défense, nous croyons très réellement que la présence de forces prépositionnées est une nécessité, ne serait-ce que pour permettre aux armées africaines de trouver une source d’appui logistique, en dehors même des intérêts de sécurité de la France. Doivent-elles rester les mêmes depuis trente ans alors que les techniques militaires ont changé, tout comme le matériel et les situations géopolitiques ? En remodelant notre dispositif pour le rendre plus efficace, nous manifestons notre volonté de maintenir un lien avec le continent. Le but de l’opération n’est pas de nous défausser de nos responsabilités, mais de faire en sorte que d’autres pays viennent avec nous en appui des efforts des Africains. Le jour où les Nations unies feront appel aux forces africaines capables de mener des opérations de maintien de la paix en dehors du continent africain, je pense que nous aurons réussi et notre concept aura montré sa pertinence.
• L’exercice au Sénégal a montré qu’il y avait en Afrique de l’Ouest des pays prêts à nous suivre dans de tels projets, mais ceux qui sont à l’est et qui se désignent sous le terme de « nouvelle Afrique » développent l’idée d’une politique autonome ; effectivement ils s’arrangent seuls, et quand ils ont besoin d’un support extérieur, ils ont recours à des officines ou des multinationales disposées à leur prêter leur concours militaire : peut-on espérer une adhésion de ces pays à nos projets ?
On peut imaginer une nouvelle fracture en Afrique entre les pays qui adhèrent à un concept apparemment imposé par l’étranger et ceux qui voudraient que toute stratégie émane du terrain africain. Le risque est réel. On a encore des difficultés à faire adhérer à notre concept des pays qui sont des puissances majeures, mais certains éléments prouvent que le dialogue est possible et qu’il n’est pas entendu une fois pour toutes que notre concept doive être rejeté d’emblée ; d’autant qu’il appartient à des États extérieurs à l’Afrique de montrer que celui-ci est réellement une initiative ouverte et qui n’a aucunement pour objet de maintenir une fracture entre l’ancienne Afrique francophone et le reste du continent. Il y a émulation avec nos partenaires américains, ce qui ne signifie aucunement rivalité.
• Parmi les rivaux qui se partagent l’Afrique après les Soviétiques ou les Américains, il y en a d’autres : les Asiatiques d’une part, et les islamistes d’autre part, qui représentent un danger qu’on a peut-être surestimé.
Il semble qu’il y ait eu des déceptions de la part des Africains dans leurs rapports avec les pays arabes, de même qu’auparavant il y en avait eu envers Israël. Quant à l’intérêt des nations asiatiques pour l’Afrique, il est réel, et au sein de la coopération multilatérale ils accordent des aides substantielles, en particulier le Japon qui est un bailleur de fonds très important. Il y a aussi des visées moins nobles : la Malaysia est fort intéressée par la forêt gabonaise.
• Dans le différend frontalier qui oppose le Nigeria et le Cameroun, dans quelle mesure ce dernier peut-il faire valoir les accords de défense passés avec la France ?
Pour l’instant il y a surtout un arbitrage de la Cour internationale de justice qui est en cours. Nous sommes donc dans une procédure internationale ; le conflit est au point mort et il n’y a pas lieu d’envisager d’engagement à court terme dans une zone fort difficile où toute opération d’envergure est pratiquement impossible.
• On a évoqué le caractère pluriethnique du recrutement des forces comme une condition de la neutralité du dispositif de défense sur la scène politique intérieure. Dans ces conditions, l’ancrage des forces armées dans l’État de droit ne risque-t-il pas d’être gêné ou contrarié, voire voué à l’échec par la survivance, dans certains pays, de gardes présidentielles ?
Il s’agit d’une réminiscence du passé, car les gardes présidentielles sont en décrue, elles sont pratiquement toutes devenues républicaines. Vous ne pourrez pas empêcher un chef d’État d’avoir dans son entourage des gens de sécurité qui lui sont proches. La marche dans le bon sens est entamée, et cela ne constitue nullement une difficulté majeure. ♦