Afrique - Le navrant conflit entre l'Éthiopie et l'Érythrée
Les développements récents des conflits en Afrique en Sierra Leone, au Liberia, au Soudan, en Somalie, dans la région des grands lacs, ou même en Angola, ont montré que les conflits internes, ethniques ou religieux avaient tendance à se multiplier aux dépens de ceux interétatiques et particulièrement ayant pour origine un différend frontalier.
Au contraire, on constate que les principaux conflits frontaliers récents sur le continent ont pu trouver des solutions pacifiques et que les États concernés ont appris à régler leurs litiges devant la Cour internationale de justice de La Haye. Ce fut le cas du Burkina Faso et du Mali en 1986, du Tchad et de la Libye à propos de la bande d’Aouzou en 1994, et plus récemment du Nigeria et du Cameroun qui revendiquent leur souveraineté sur la presqu’île de Bakassi, et qui attendent le verdict de la CIJ qui, début juin 1998, s’est déclarée compétente pour traiter de ce différend. Récemment encore, le litige, entre l’Érythrée et le Yémen à propos de l’archipel des Hanish en mer Rouge a fait l’objet d’un accord signé à Paris en vue d’un arbitrage.
Aussi, les affrontements qui ont éclaté début mai entre l’Éthiopie et l’Érythrée dans les zones de Badme et de Shiraro dans le Nord-Ouest éthiopien ont surpris, et l’escalade militaire qui a suivi a montré que, malgré les progrès réalisés dans le traitement des problèmes frontaliers, l’Afrique restait vulnérable et n’était pas durablement à l’abri d’une résurgence de ce type de conflit interétatique.
Tout pourtant dans l’histoire récente des deux pays laissait croire qu’une semblable escalade était peu probable. Depuis le milieu des années 70, les rebelles du Front populaire de libération de l’Érythrée (FPLE) et ceux du Front démocratique révolutionnaire populaire éthiopien (FDRPE) avaient établi une alliance pour combattre le régime en place à Addis-Abéba. Ils ont lutté ensemble pendant de longues années, parvenant à chasser du pouvoir Mengistu Hailé Mariam. Cette solide alliance avait été un élément déterminant, après la prise d’Asmara par le FPLE en 1991, pour rendre crédible et possible la séparation en deux États et la création d’un État érythréen, ce qui paraissait dans le continent comme un modèle de réussite, une exception remarquée, après les échecs dramatiques du Katanga ou du Biafra, ou les revendications séparatistes du Cabinda ou de Casamance.
Le 24 mai 1993, l’indépendance de l’Érythrée est formellement proclamée par référendum et Isaias Afeworki en devient président, alors qu’en Éthiopie, son allié dans la rébellion, Meles Zenawi, après avoir été président de transition, est élu Premier ministre en 1995. Les deux hommes, tous deux de tendance marxiste et de religion chrétienne, vont ensemble s’engager dans des politiques extérieures convergentes. Ils se rapprochent des Occidentaux, bénéficient d’un appui actif des États-Unis, d’un soutien militaire discret des Israéliens. Ils apparaissent vite ensemble, aux yeux de la communauté internationale, comme un élément moteur d’une stabilité régionale dans la corne de l’Afrique, et en tout cas comme un pôle de résistance face à l’islamisme soudanais et aux troubles somaliens. D’ailleurs, Asmara et Addis-Abéba moins directement soutiennent l’opposition soudanaise contre le régime pro-islamiste de Khartoum, appuient la grande offensive de celle-ci dans l’Est du Soudan en janvier 1997. Mieux, ils étendent leur alliance à l’Ouganda, également en conflit avec le Soudan, et tous ensemble vont apporter une aide au régime rwandais. Leur dynamisme, assorti de choix économiques libéraux affichés ostensiblement, les fait même apparaître aux yeux de certains, et notamment des Américains, avec Yoweri Museveni et Paul Kagame, comme une « nouvelle vague » prometteuse de dirigeants africains.
Il reste que, parallèlement à ces convergences, les deux pays et leurs régimes ont, progressivement, chacun de leur côté, été soumis aux contraintes politiques et sociales internes qui les ont fait diverger sur un certain nombre de points. L’Érythrée s’est montrée soucieuse de construire un État fort et centralisé, capable d’entraîner dans le pays une dynamique unitaire. Ses dirigeants ont choisi de mettre en place une politique économique libérale, tournée vers les échanges extérieurs et la moins dépendante possible de l’aide internationale. En 1997, Asmara décida de créer sa propre monnaie, le nafka, qui entraîna une perturbation et un déclin de ses échanges avec l’Éthiopie, dont 75 % des marchandises transitaient par le port érythréen d’Assab. En réponse à cette création, Addis-Abéba a imposé l’utilisation de devises étrangères fortes dans ses échanges bilatéraux avec l’Érythrée, ce qui désormais, compte tenu de la fermeture des frontières due au conflit, impliqua pour Asmara une importante diminution des rentrées en devises. De son côté l’Éthiopie, par nécessité, a évolué vers une construction politique plus décentralisée, avec par exemple une grande autonomie régionale de l’État du Tigré et une politique économique plus protectionniste, en tout cas plus tournée vers une large sollicitation des investissements et des aides publiques étrangères.
C’est dans ce contexte que les vieux différends frontaliers datant des aléas de la colonisation italienne, oubliés par l’annexion de l’Érythrée par le négus en 1962, que l’on croyait mineurs eu égard aux relations étroites entre les deux régimes depuis 1993, ont resurgi. Les experts pensaient que les deux voisins allaient régler ces affaires à l’amiable : un Haut comité mixte intergouvernemental s’était discrètement réuni à Addis-Abéba pour en traiter. Cependant, les divergences nationales ont finalement pesé plus lourd que les convergences régionales ou internationales et ont nourri une escalade et un raidissement des deux régimes. Cette situation a en tout cas conduit à ce que désormais soit à nouveau posé de manière critique un problème essentiel trop vite oublié au début des années 90 : celui de l’absence de débouché maritime pour l’Éthiopie, privée de la totalité de sa façade sur la mer Rouge depuis la création de l’État érythréen, même si un traité avait été signé en 1993 entre Addis-Abéba et son ancienne province permettant l’utilisation du port d’Assab pour les importations éthiopiennes.
Si les médiations engagées depuis le début de ce conflit, qui a sérieusement perturbé le nouveau jeu des alliances régionales, ne pouvaient favoriser une solution durable à ce problème, nombreux sont ceux dans la région qui pensent sérieusement que l’Éthiopie pourrait envisager une action militaire pour contrôler le port d’Assab. ♦