Asie - Un nouveau président pour les Philippines
Le 11 mai 1998, les Philippines ont choisi, pour la seconde fois en toute liberté, leur président de la République. Le président sortant, Fidel Ramos, qui ne pouvait constitutionnellement se représenter, part sur un bilan très positif, mais sans pouvoir imposer son candidat. Le nouvel élu, Joseph Estrada, n’est sans doute pas l’homme qu’il fallait à ce pays en convalescence. Conscient de ses insuffisances, il s’appuiera sur des collaborateurs de qualité et cherchera le consensus national sur les grands problèmes.
Le système politique philippin est largement inspiré du modèle américain, héritage de la période coloniale. C’est donc le président qui gouverne. La curiosité de ce régime est que le président et le vice-président ne sont pas élus dans un vote solidaire. Les électeurs votent deux fois, le même jour, pour les deux postes. Les deux derniers votes ont désigné des vice-présidents appartenant à l’opposition des présidents élus. C’est ainsi qu’en 1992, le général Fidel Ramos, austère protestant, s’est retrouvé associé à Joseph Estrada, chef d’un petit parti d’opposition. Après la chute de Ferdinand Marcos, les Philippines ont connu une période de démocratie un peu brouillonne, sous la présidence de Corazon Aquino. Pour éviter le retour à une longue dictature, celle-ci fit voter un amendement à la Constitution, limitant à un seul mandat, de six ans, la fonction présidentielle. C’est à cet obstacle constitutionnel que Fidel Ramos s’est trouvé confronté pour poursuivre son œuvre de redressement de l’économie du pays, ravagée par Marcos et mal gérée par Aquino. Bénéficiant du soutien des milieux d’affaires et de la confiance des institutions internationales, il a cherché à contourner l’obstacle, en tentant, en 1997, par personnes interposées, d’obtenir une réforme de la Constitution qui lui aurait permis, soit de briguer un second mandat, soit de le prolonger. Corazon Aquino, sans mettre en cause la personnalité de Ramos, s’opposa immédiatement à ces manœuvres, pour le principe, en organisant des manifestations. Elle reçut l’appui du très influent cardinal Jaime Sin, chef des catholiques qui représentent 80 % de la population. Que Ramos soit protestant n’a pas joué en faveur de l’ancien commandant de la gendarmerie de Marcos.
Comment faire du Ramos sans Ramos ? On a donc attendu, très longtemps, le nom du candidat qu’il soutiendrait. Peut-être pour mieux s’assurer de continuer de diriger dans les coulisses, il annonça, le 8 décembre 1997, que son candidat était le pâlot Jose de Venecia. Ancien journaliste, président de l’Assemblée nationale, celui-ci est un homme sans charisme, que les sondages situaient à 3 % des intentions de votes. L’appui de l’appareil du parti présidentiel, le Lakas-NUCD, n’a pas été suffisant. Ramos aurait mieux fait de choisir la populaire Gloria Macapagal Arroyo. Sénateur, née en 1947, elle est la fille de l’ancien président de la République, Diosdado Macapagal (1962-1965). Elle a fait des études d’économie, obtenant un doctorat à l’université des Philippines, et elle fut la condisciple de Bill Clinton à l’université de Georgetown. Elle est entrée en politique sous la présidence de Corazon Aquino, comme assistante du ministre du Commerce et de l’Industrie, avant d’être promue vice-ministre. Elle a été élue sénateur de Luçon-Centre en 1992, et réélue en 1995, remportant le plus grand nombre de voix qu’un candidat ait obtenu dans l’histoire des Philippines. Très active au Parlement, elle est une des personnalités les plus populaires parmi les jeunes, les étudiants et les femmes. Il est certain qu’une aussi forte personnalité n’aurait pas été très manœuvrable par son prédécesseur. Faute d’avoir été désignée par Fidel Ramos, elle a accepté de concourir comme candidate à la vice-présidence, au côté de Jose de Venecia, tandis que Joseph Estrada faisait équipe avec Edgardo Angara, président d’un petit parti d’opposition. Finalement, à l’issue d’une campagne émaillée d’accusations d’achats de votes, d’intimidations, et de vingt-huit meurtres politiques (169 en 1992 et 210 en 1995), Estrada a été brillamment élu avec 10 722 295 voix (39,8 % des suffrages), devançant de très loin les huit autres candidats. Ramos n’avait été élu qu’avec 25 % des voix. Pour la vice-présidence, Gloria Macapagal Arroyo fit encore mieux, avec 12 667 252 voix. Nul doute qu’elle aurait facilement été élue présidente si elle avait reçu l’appui de l’appareil d’un grand parti. Pour sa part, le candidat officiel n’a obtenu que 17 % des voix.
Le nouveau président est né le 19 avril 1937. De son vrai nom Jose Ejercito, il est le fils d’Emilio Ejercito, ingénieur formé à Chicago, et de Maria Marcelo, ancienne Miss Manille, issue d’une riche famille. Il commence sa vie active en étant acteur de cinéma dans les films de série B. Il est surnommé Erap (le copain), du nom du rôle qui l’a rendu célèbre en 1961, celui d’un « Robin des bois » philippin dans le film Asiong Salonga dans lequel il est l’amant de la grande actrice Guia Gomez qui, dans la vie, lui donnera un fils et soutiendra toujours sa carrière politique. Il fut aussi le héros du film Kumander Alibasbas en 1981. Il est marié à Luisa « Loi » Pimental, une psychiatre qui lui a donné trois enfants. Entré en politique, il est maire de San Juan (Metro Manila) de 1969 à 1992, poste où son fils Jose « Jinggoy » lui succède quand il est élu vice-président de la République en 1992. En 1997, pour préparer sa campagne électorale, le sénateur Orlando a quitté le Laban pour prendre la direction du petit parti d’Estrada, le Partido ng Masang Pilipino (Parti des masses philippines) ou LaMMP. Bien qu’Estrada ait la réputation d’aimer les femmes (il reconnaît quatre enfants hors mariage) et de boire un peu trop, il passe pour ne pas être corrompu et il est très apprécié dans les classes populaires, pour qui il représente une revanche sur les notables et les nantis qui ont dominé la vie politique depuis toujours. C’est bien son « Robin des bois » que le petit peuple a porté au pouvoir, après une campagne axée sur la lutte contre la pauvreté, la baisse des taux d’intérêt et le développement du secteur agricole. Par contre, il n’est pas aimé de la classe politique et de l’Église qui lui reproche sa vie privée : le cardinal Sin a même qualifié son élection de désastre.
Il ne suffit pas d’être populaire pour diriger un pays de 74 millions d’habitants, aux disparités sociales criantes, entraîné dans la crise financière asiatique, confronté à la rébellion communiste, toujours active, et aux irréductibles de l’indépendance de Mindanao. On trouve autour de lui des amis ou ralliés de tous bords, où se côtoient d’anciens marxistes, comme Francisco Nemenzo et Renato Constantino, et de nouveaux libéraux. On y voit également des hommes d’affaires qui furent très proches de Ferdinand Marcos, comme le milliardaire Eduardo Cojuangco (les brasseries San Miguel), ou des riches Sino-Philippins, comme les frères Zamora. Conscient de ses insuffisances en connaissances économiques, le nouveau président a cherché à rassurer les milieux d’affaires et les investisseurs en annonçant que son ministre des Finances serait Edgardo Espiritu, un banquier de grande réputation dans le pays, qui dirige la banque Westmont après avoir présidé la Banque nationale des Philippines.
Joseph Estrada accède au pouvoir dans une période économique, certes difficile, mais plutôt favorable aux Philippines. La crise qui a secoué l’Asie a atteint l’archipel avec un temps de retard et une amplitude bien plus faible, le retard économique ayant joué pour une fois à son avantage. En effet, le nombre d’étrangers détenteurs de dettes privées en devises n’y est que de 22 % contre 99 % en Thaïlande. Les banques y sont plus solides, l’ampleur de l’emprunt en dollars moins inquiétante, et la spéculation immobilière moins effrénée. Au-delà du langage populiste de sa campagne électorale, la plupart des observateurs s’accordent pour penser que son équipe, dans laquelle le sénateur Edgardo Angara, malheureux candidat à la vice-présidence, jouera un rôle central, saura continuer l’effort de réformes économiques lancé par Fidel Ramos et que les Philippines continueront d’attirer les investisseurs.
La politique extérieure n’a pas été au cœur de la campagne électorale. Joseph Estrada n’a parlé que du contentieux territorial avec la Chine en déclarant qu’il était clair que son pays ne pouvait s’offrir aucune confrontation avec ce pays et qu’il était prêt à se rendre à Pékin pour trouver une solution pacifique. ♦