Afrique - Le chaos en Afrique centrale
Au mois d’août 1998, environ quinze mois après la chute du régime du maréchal Mobutu et l’installation au pouvoir de Laurent-Désiré Kabila, la République démocratique du Congo (RDC, ex-Zaïre) s’est retrouvée confrontée à une crise brutale et profonde. Celle-ci a très vite engendré un processus de régionalisation à la mesure des problèmes et des rivalités nombreuses et complexes qui se sont accumulés au fil des ans autour de la région des grands lacs, impliquant de plus en plus directement un nombre croissant de pays d’Afrique australe, centrale et de l’Est. De l’Angola au Soudan, l’accumulation et l’enchevêtrement des facteurs de conflits ont fait de cette zone l’une des plus belligènes et des plus dangereuses du monde.
La chute du régime de Mobutu avait été, en 1997, un enjeu politico-militaire régional essentiel. Une vaste coalition hétéroclite mais active s’était constituée dans ce but pour porter au pouvoir à Kinshasa les forces de Kabila. Depuis, face à un pays en ruines, désarticulé, impossible à maîtriser, ce dernier s’est efforcé de redresser la situation monétaire du pays et d’améliorer le fonctionnement de l’administration ; mais il s’est enlisé dans des choix politiques risqués : un comportement autoritaire et répressif envers les oppositions intérieures, une désinvolture et une agressivité à l’égard des alliés étrangers qui ont amplifié au fil des mois son isolement international.
À l’origine de cette dernière crise, se retrouvent les divergences croissantes entre Kabila et ses deux principaux alliés, le Rwanda et l’Ouganda, concernant les mouvements d’opposition armés rwandais et ougandais déployés dans le Kivu et de plus en plus menaçants. Soucieux de reconquérir une crédibilité politique plus large dans son pays où il apparaissait comme l’instrument des Rwandais, des Ougandais et des Banyamulenge (les Tutsis d’origine rwandaise installés depuis longtemps au Zaïre), Kabila, en juillet 1998, décide de mettre fin officiellement à la présence des militaires rwandais et ougandais en RDC et en particulier dans les rangs de l’armée congolaise. Il limoge aussi le commandant James Kabarebe, chef d’état-major des forces armées congolaises, officier d’origine ougandaise proche du président Museveni et du général Paul Kagame, et décide de réorganiser son armée à un effectif de 140 000 hommes sur la base de l’intégration des ex-forces armées zaïroises, des anciens gendarmes katangais et des « kadogos », les soldats recrutés par Kabila au fur et à mesure de sa progression vers le pouvoir. C’est ce virage audacieux, cette rupture brutale d’alliance qui ont déstabilisé l’équilibre des forces politico-militaires constitué autour de Kabila, et qui ont déclenché une nouvelle dynamique d’opposition armée en RDC ainsi que la crise qui s’est rapidement internationalisée dans le courant du mois d’août. Dans celle-ci, un nouveau jeu d’alliances a commencé à se construire qui risque fort de déterminer l’évolution des rapports de forces dans la région et dont les principaux acteurs sont les suivants.
Les Banyamulenge, ces Tutsis d’origine rwandaise installés dans le Kivu, avaient été à l’origine le fer de lance de la guérilla de Kabila contre Mobutu… et des ambitions régionales du Rwanda et de l’Ouganda. S’estimant trahis par Kabila, ils ont retourné leurs armes contre lui, entraînant avec eux des ex-mobutistes et des savimbistes. Dès le début de la rébellion, ils se sont efforcés d’étendre leurs alliances à d’autres opposants congolais et d’organiser politiquement leur mouvement pour apparaître comme une autre solution nationale crédible et surtout pas comme un instrument des régimes tutsis voisins.
Le Rwanda, après avoir multiplié les pressions sur Kabila afin de l’obliger à employer la manière forte pour réprimer les opérations de plus en plus nombreuses menées depuis l’Est de la RDC par les miliciens hutus et les éléments des ex-forces armées rwandaises, a vite réagi au renvoi par Kabila de ces militaires en appuyant la rébellion banyamulenge. Ouverts aux tentatives de médiation sud-africaines, les Rwandais ont très mal pris les incitations à la haine anti-Tutsis lancées à Kinshasa et les interventions militaires du Zimbabwe et de l’Angola contre la rébellion, considérées comme une vaste tentative pour mettre un terme à l’influence tutsie en RDC en particulier et dans la région en général.
L’Ouganda, également excédé par les manœuvres depuis le Kivu de la rébellion de l’alliance des forces démocratiques qui se renforçait avec les anciens militaires ou miliciens rwandais ou zaïrois, et décidé à intervenir militairement dans cette zone, a mal réagi à la rupture décidée en juillet par Kabila et apporté son soutien le plus discret possible à la nouvelle rébellion, tout en répondant favorablement aux sollicitations diplomatiques de l’Afrique du Sud. Comme le Rwanda, l’Ouganda, pour des raisons prioritaires de sécurité dans le Nord-Est de la RDC, n’acceptera pas facilement de lâcher prise, surtout si l’alliance militaire entre Kinshasa, Luanda et Harare se durcit.
Le Zimbabwe a été le pays de la région le plus rapide à réagir en faveur de Kabila en envoyant des troupes en RDC. Ancien chef de file de la coalition politico-militaire des pays de la ligne de front, confronté à des difficultés et à des tensions sociales intérieures, n’ayant pas réussi à rehausser son influence à la tête de l’OUA en 1997, relégué au rang de n° 2 régional par l’Afrique du Sud depuis la fin de l’apartheid, le président Robert Mugabe a trouvé dans cette crise l’occasion de donner un nouveau rôle régional à son pays. Il en a profité pour concrétiser clairement le différend qui l’oppose à l’Afrique du Sud quant à la responsabilité de l’organe politique de défense et de sécurité de la SADC (Communauté de développement de l’Afrique australe) qu’il préside et auquel il souhaite maintenir une autonomie, alors que Pretoria, qui assure la présidence tournante de la SADC, demande une intégration totale de cet organe à l’ensemble des structures de cette organisation regroupant quatorze pays (y compris depuis peu la RDC) et sur laquelle elle exerce une forte domination économique et politique.
L’Angola était intervenue militairement pour appuyer Kabila en 1997 contre son vieil ennemi et allié de l’Unita, le maréchal Mobutu. Elle avait ensuite opéré au Congo-Brazzaville pour aider Denis Sassou Nguesso. Soucieuse d’anéantir les bases arrière de l’Unita de Jonas Savimbi et des mouvements autonomistes cabindais dans la région, l’Angola a de nouveau clairement montré sa détermination et son poids militaire en intervenant en août en RDC avec le Zimbabwe, et en apparaissant vite comme un acteur décisif de cette crise. Confrontée à une reprise de la guerre civile depuis quelques mois, l’Angola confirme que l’enjeu congolais est vital pour elle, et qu’elle n’hésite pas à déployer sa puissante armée pour protéger ses intérêts, quitte à s’opposer radicalement à la ligne préconisée par l’Afrique du Sud.
L’Afrique du Sud, elle, a une fois de plus montré son opposition à toute forme d’intervention armée en rejetant la ligne dure préconisée par le Zimbabwe et l’Angola au sein de la SADC ; ce qui ne l’a pas empêchée de mobiliser tous les moyens politiques et diplomatiques pour tenter de trouver une solution à cette crise et montrer ainsi son influence majeure dans la zone. Elle s’est efforcée de jouer sur son poids régional et sur le prestige politique de Nelson Mandela, ce qui ne lui a pas toujours réussi dans la gestion des crises africaines. Cette fois, en tout cas, elle devra tenir compte d’un nouveau facteur non négligeable : l’alliance politico-militaire qui s’est mise en œuvre très vite et malgré elle entre ses trois grands voisins, l’Angola, le Zimbabwe et la RDC.
24 août 1998