La sagesse des modernes, dix questions pour notre temps
Les auteurs de ce livre à deux voix sont des vedettes de la philosophie française. André Comte-Sponville a publié, en 1995 aux Presses universitaires de France, un Petit traité des grandes vertus dont le succès indique que la vertu nous manque. Luc Ferry a proposé, en 1996 chez Grasset, L’Homme-Dieu ou le sens de la vie, dont l’égal succès montre que le sens nous fait aussi défaut. L’association des deux hommes en ce livre nouveau multiplie déjà leurs lecteurs. André Comte-Sponville et Luc Ferry ne sont pourtant pas de la même paroisse, si l’on peut appliquer cette image à deux athées bien déclarés.
Le procédé qu’ils ont choisi pour exposer leurs thèses est séduisant. Chacun des thèmes mis en discussion est présenté par un court texte de Luc et un autre d’André, comme ils s’appellent entre eux. Un débat suit, transcription d’une conversation cordiale qui réunit, autour de nos philosophes, quelques amis éclairés, parmi lesquels on relève les noms de Marek Halter, Bernard Kouchner ou Valérie-Anne Giscard d’Estaing. Sont ainsi abordées « Dix questions pour notre temps » : matérialisme et humanisme, fondements de la morale, humanitaire et bioéthique, devoir et salut, quête du sens, espérance ou désespoir, beauté moderne, société médiatique, politique et, en guise de conclusion, à quoi sert désormais la philosophie ?
Le postulat de départ est commun aux deux interlocuteurs : Dieu n’existe plus, les Lumières l’ont tué. Dès lors, dans notre monde « désenchanté », comment vivre (morale) et pour quoi (métaphysique) ? C’est dans cette recherche d’une sagesse moderne qu’André Comte-Sponville et Luc Ferry divergent. Le premier se dit matérialiste, le second spiritualiste, et l’un comme l’autre s’évertuent, en un effort méritoire, à résoudre les problèmes que la religion, dont ils ne veulent plus, résolvait si bien.
Pour André, nous ne sommes que matière, « c’est le cerveau qui pense », « le cerveau et le je sont une seule et même chose ». « Je ne suis pas mon corps », rétorque Luc. À Luc qui voit le fondement de la morale dans notre Déclaration des droits de l’homme, André répond que la morale ne saurait être fondée car, si fondement il y avait, il ne serait qu’en Dieu, ce que tous deux refusent. Que l’homme soit un être d’antinature, l’un et l’autre en conviennent. Pour Luc, c’est le signe qu’il y a en lui une transcendance qui lui est propre, du sacré, pour un peu du divin. « Rien n’empêche, lui oppose André, que tes gènes te programment, y compris dans ta capacité d’arrachement par rapport à eux ». Luc, comme il l’a clairement expliqué dans L’Homme-Dieu ou le sens de la vie (1), s’efforce de sauvegarder le message d’amour chrétien, mais c’est l’homme et non le Christ qui en est le temple. André est sans pitié pour cette tentative de sauvetage, qui « nous fait perdre l’essentiel » et « ne peut guère apaiser notre nostalgie du Dieu d’Isaac et de Jacob ».
Le matérialiste se défendrait-il mieux que le spiritualiste ? Sans doute, mais sa victoire a son prix. Le sage (comme le bouddhiste) ne doit pas plus chercher de sens à la vie que de fondement à la morale ; il lui faut « désespérer », entendez renoncer à l’espérance. C’est Marek Halter qui a le dernier mot, renvoyant dos à dos les duellistes en s’étonnant de les voir sans cesse faire référence à des religions auxquelles ils ne croient pas. Enfermés dans leur postulat négatif comme mouches dans un bocal, nos deux philosophes bourdonnent. André bourdonne sans espoir, acceptant le vase clos du cosmos ; Luc rêve du grand large et continue à humer, dans l’air confiné du bocal, ce qu’il y subsiste du souffle divin.
Ce serait trahir le livre que de le restreindre, comme on vient de le faire, aux thèses des deux auteurs. On y trouvera de fort jolies formules, dont cette définition modeste : « Philosopher, c’est penser plus loin qu’on ne sait ». La dernière partie, où l’on traite de l’art, de la société médiatique, de la politique… et de la philosophie, nous a paru la plus riche. Chacun y trouvera son compte, et d’abord le lecteur de notre revue, qu’intéresse et inquiète le devenir des collectivités d’Occident. Il y a de la grandeur dans le refus de Dieu, de l’humilité dans son acceptation, et pas de commune mesure entre ces deux partis. Luc Ferry et André Comte-Sponville risquent d’obtenir ce qu’ils ne cherchaient pas : que la foi vacillante des chrétiens d’aujourd’hui se trouve renforcée par la recherche pathétique de Luc et le courageux désespoir d’André. ♦
(1) Voir Défense Nationale, août-septembre 1996, « Parmi les livres - L’amour et l’Occident ».