Nuclear Mentalities? Strategics and Beliefs in Britain, France and the FRG
Nous avions eu le privilège de présenter à nos lecteurs le précédent ouvrage de cet auteur : Nato, Britain, France and the FRG : Nuclear Strategics and Forces in Europe, 1949-2000 (1). Ils savent donc que Béatrice Heuser a la particularité, peut-être unique, d’être à même de percevoir intimement les cultures de ces trois pays, et ils ont déjà pu apprécier sa prodigieuse érudition en histoire militaire contemporaine, plus particulièrement sur tous ses aspects ayant trait à l’arme nucléaire, au sujet desquels elle a eu accès à tous les documents maintenant déclassifiés. Cependant, alors que précédemment elle s’en était tenue à reconstituer l’évolution des stratégies, dans ce domaine, des trois pays, ainsi que de celle de l’Otan, c’est-à-dire en fait celle des États-Unis (lesquelles, elle nous l’avait démontré, n’ont cessé d’être largement influencées par les suggestions britanniques), aujourd’hui elle nous propose de partir à la recherche de ce qu’elle avait d’abord songé à appeler leurs « métastratégies », mais qu’elle a finalement dénommées leurs « mentalités », c’est-à-dire en fait leurs « cultures » stratégiques.
C’est par la Grande-Bretagne, laquelle a évidemment sa préférence, que notre auteur entreprend son diagnostic, après l’avoir caractérisée par le signalement suivant : knight, merchant and protesters. Elle nous déclare d’abord que cet examen est plus difficile qu’ailleurs, parce que le peuple britannique a la caractéristique d’accepter les dogmes politiques qui lui sont proposés, sans qu’il soit besoin d’en discuter ; en fait, « ils détestent la logique ». Une autre caractéristique de son comportement est qu’il répugne aussi au changement, et donc à celui du statut international de la Grande-Bretagne ; pour la même raison, il répugne aussi à se projeter vers l’avenir, et par suite la politique y est essentiellement « réactive ». Dans le domaine nucléaire qui nous intéresse ici plus directement, l’histoire récente montre que, plus qu’ailleurs, on y a craint des frappes soviétiques, et que par conséquent la discussion y a toujours été vive entre partisans de la deterrence et les adversaires de cette bloody H bomb. Quant à sa politique extérieure, elle est marquée par sa conviction qu’on peut toujours arriver à s’entendre avec l’adversaire, en lui faisant ressortir la « convergence des intérêts » ; et que, donc, on recherche avant tout — cela nous le savions — « l’équilibre des puissances » (balance of powers), ce qui autorise des changements d’alliances. Toutefois, cela ne saurait concerner les « relations spéciales » avec les États-Unis et l’attachement fondamental à l’Otan : The permanent Alliance. Enfin, pour en revenir au domaine nucléaire, l’auteur note que l’on perçoit en Grande-Bretagne l’idée qu’elle pourrait en être le « moral leader », mais la majorité y est encore d’accord pour qu’elle conserve ses armes tant que les autres le feront.
Si nous passons maintenant à la partie concernant l’Allemagne, il faut noter d’abord qu’elle est intitulée, en anglais bien sûr, « Péché et rédemption ». L’auteur insiste en effet sur le rôle qu’a joué, dans son comportement politique et stratégique, le sentiment de sa culpabilité pendant l’époque hitlérienne. Il a en effet justifié, pour elle, et sa vulnérabilité et sa division pendant la guerre froide, considérées alors comme une punition. Cela explique aussi l’hostilité manifestée alors par sa population envers l’arme nucléaire, considérée comme préparant un « Auschwitz global », hostilité qui n’a été apaisée dans les milieux avertis que par la création du Nuclear Planning Group de l’Otan. Cela explique également la fixation qui s’est portée sur notre missile nucléaire à courte portée Pluton, sans que l’apaise ensuite le lancement du programme du missile Hadès à plus longue portée. Cette appréhension, soit dit en passant, mériterait une recherche approfondie des historiens, dans la mesure où nous ne la croyons pas vraiment justifiée. Pour en finir avec les observations de l’auteur relatives à l’Allemagne, peut-être encore valables pour l’avenir, mentionnons aussi la profonde divergence qui n’a cessé d’exister entre la coalition CDU-CSU et le SPD, tant en ce qui concerne les relations avec l’Est que touchant à l’arme nucléaire, et aussi au nucléaire en général, divergence encore accentuée de nos jours par l’intervention des Grünen.
Quant au cas de la France, traité auparavant, probablement pour des raisons d’ordre alphabétique, mais sensiblement plus longuement et à partir d’une documentation prodigieuse (750 sources citées), la partie de l’ouvrage la concernant pourrait ne pas nous intéresser beaucoup a priori, puisque nous ne nous attendons pas à y trouver des révélations. Elle est en fait fort intéressante, dans la mesure où elle nous propose la perception qu’a de notre « mentalité » nucléaire (et autres) un observateur particulièrement avisé et savant, sans pour autant qu’il cesse d’être toujours compréhensif et même bienveillant.
L’auteur croit d’abord détecter dans le consensus français à l’égard de la « théologie » nucléaire (c’est elle qui l’appelle ainsi) un phénomène unique dans le monde (et envié, c’est nous qui l’ajoutons), des racines médiévales, car le monarque y était détenteur à la fois du pouvoir physique et métaphysique ; et aussi parce que, pour elle, c’est de cette époque que date le « rationalisme » intellectuel français. Bien sûr, comme le font généralement ceux que nous appelons les « Anglo-Saxons », elle souligne notre nostalgie de « grandeur », mais elle le fait sans ironiser et avec visiblement la soif de comprendre. Ce qui ne veut pas dire que nous approuvons toutes ses conclusions, en particulier celleconcernant la tentation de « césarisme » qui existerait encore dans notre pays. Voici les traductions de quelques titres de ses chapitres, bien que non cités dans l’ordre adopté par l’auteur, qui indiquent cependant, à notre avis, le sens de sa démarche : « Histoire oblige », « Leadership et mission civilisatrice », « Jupiter et la volonté générale », « La défense témoigne de l’identité française », « La France c’est l’Europe », « La France loyale alliée », « L’Allemagne fantôme du passé et espoir pour le futur », « Perfide Albion », « L’Amérique principale rivale de la France », « Éternelle Russie », la « Valeur de l’incertitude », « L’intégration c’est l’ennemi », « L’Otan c’est le Saint Empire romain (germanique) ». Ce qui n’est pas si mal observé quant aux faits, sinon quant aux intentions et aux espoirs.
Toutes ces analyses en effet ne permettent pas d’entrevoir, en tout cas à vue humaine, la naissance d’une Europe enfin puissance mondiale au sens traditionnel du terme, et située alors sur le même plan international que les États-Unis et la Chine, c’est-à-dire pas seulement un « Marché commun » occupant une place, même importante, dans le système économique « global ». La considération de l’actualité mondiale dans tous ses « aspects » ne permet guère que d’être encore plus pessimiste. Cependant, cet ouvrage a le considérable intérêt de nous apprendre à percevoir les relations internationales en termes de cultures stratégique et politique. C’est en effet, pensons-nous, la meilleure « grille de lecture » à notre époque, si l’on comprend culture dans son sens métaphysique, que rappelle d’ailleurs son radical. Remercions donc vivement, une fois de plus, Béatrice Heuser de nous en avoir donné l’occasion, après nous avoir fait profiter de sa stupéfiante érudition. ♦