Billet - Une armée sans ennemi
Nous savons, depuis que l’Union soviétique nous a tant manqué, combien il est difficile de se passer d’ennemi. L’ennemi définit l’autre et moi-même. Diable ! Sans ennemi, qui suis-je ? Impossible de rester en l’état, il nous faut en inventer.
La tâche est plus aisée au civil qu’au militaire. « Indignez-vous ! » dit le vieux et les jeunes suivent, ravis. Pollution, tsunami, mondialisation, chômage, finance folle et riches malins, cagoulés de banlieues, de quoi s’affoler tous azimuts.
Le soldat n’a pas les mêmes facilités. On lui enseigne que nous n’en voulons à personne et que si on l’expédie, c’est pour aider de pauvres gens à rester de braves gens, ce que des méchants ne veulent pas. Contre ces trublions, faiton la guerre ? Que non, répond Frédéric Gros, jeune philosophe qui s’est fait de la vraie guerre – désormais objet d’histoire – une spécialité (1). Des traits qui dessinaient la guerre, il en est un auquel il tient beaucoup : la réciprocité. Si je tue, je dois m’exposer au même sort. À cette aune-là, en Afghanistan par exemple, il n’y a point de guerre, l’asymétrie du combat, dont on nous rebat les oreilles, étant bien partagée. Le « martyr » qui actionne sa charge se tue lui-même, ce qu’il empêche l’autre de faire. « Démultipliant sa mort » dans le voisinage innocent qu’il a choisi, il est assuré d’un bilan positif et prive le parti militaire opposé de toute possibilité de riposte. On oublie volontiers qu’il en va de même de notre côté, et en une asymétrie que la victime a des raisons de voir plus scandaleuse que celle qu’il met lui-même en œuvre. Blindés contre chair nue – à quoi répondent, il est vrai, les « EEI » – bombardements aériens du type « Tire et oublie », drones tueurs, fantassins protégés de gilets pare-balles, de quoi faire enrager le taleb ordinaire !
De ces asymétries symétriques, si l’on ose dire, celle dont nous sommes responsables passe inaperçue dans nos rangs. Mais l’insouciance a ses limites. Nous avons tué la guerre à force de la penser. Nous sommes en train, fouineurs inlassables, de tuer son substitut. Quand nous serons revenus d’Afghanistan, ce fiasco peu honorable nous détournera de renouveler l’expérience. Que deviendront alors nos armées ? Voilà une vraie question. Il y a des précédents, Vigny et Psichari y ont, en leur temps, répondu. Mais le musée des valeurs guerrières qu’ils avaient établi n’a pas eu le temps de prendre la poussière. Celui qu’il nous revient d’ouvrir aura plus longue vie. Attirera-t-il les foules ? Peut-être bien. L’addiction à la guerre ne se guérit pas facilement. Les valeurs qu’elle produit peuvent avoir d’autres applications. ♦
(1) Frédéric Gros a publié chez Gallimard, en 2006, États de violence, essai sur la fin de la guerre.