Diplomatique
Le Conseil de l’Entente balkanique s’est réuni le 2 février à Belgrade dans des circonstances difficile… À cette date, la péninsule ne se sentait pas seulement menacée par la concentration de troupes allemandes en Slovaquie et de troupes russes sur les Carpates ; elle était encore soumise à diverses pressions politiques et économiques, les unes sournoises, les autres brutales, bien faites pour déconcerter les hommes d’État qui gouvernent les pays du Sud-Est et pour entraver l’indépendance de leurs décisions.
En dépit de tous ces obstacles, les représentants de la Yougoslavie, de la Roumanie, de la Grèce et de la Turquie ont maintenu sans hésitation et sans défaillance les principes sur lesquels est fondée l’Entente balkanique. Ils ont affirmé une fois de plus leur « volonté de rester unis au sein d’une Entente qui ne poursuit que ses propres fins et n’est dirigée contre personne ; de veiller en commun à la sauvegarde des droits de chacun de leurs États, à l’indépendance et à l’intégrité du territoire national ». D’autre part, ils ont exprimé le désir d’entretenir et de développer des rapports amicaux avec les États voisins, « dans un esprit conciliant de compréhension mutuelle et de collaboration pacifique ».
Ces deux résolutions qui forment les points 3 et 4 du communiqué publié à l’issu de la Conférence, ne prennent toute leur valeur que si on les examine à la lumière des événements qui ont précédé la réunion de Belgrade. Après les entretiens que le comte Csaki et le comte Ciano avaient eus à Venise, on s’était demandé dans quelle mesure les revendications hongroises allaient être soutenues par l’Italie. Le bruit avait couru que le Gouvernement de Rome exercerait une influence considérable sur les délibérations du Conseil de l’Entente ; plusieurs journaux avaient annoncé comme probable, ou môme comme certaine, la venue à Belgrade d’un observateur hongrois et d’un observateur bulgare. La Roumanie, déjà menacée par les Russes et manœuvrée par les Allemands, allait-elle se trouver en face d’une double exigence : la Hongrie lui réclamant une partie des territoires transylvains et la Bulgarie une partie de la Dobroudja ? D’autre part, Rome et Berlin avaient fait savoir, en termes catégoriques, que la constitution d’un « bloc des neutres » dans le Sud-Est de l’Europe leur paraissait inopportun. Il fallait à tout prix éviter d’offrir aux grandes puissances voisines des Balkans un prétexte à intervenir dans les affaires de la péninsule ; mais il n’importait pas moins de marquer la volonté de cohésion et de collaboration entre les quatre États de l’Entente. Former un bloc des neutres eût été une provocation dangereuse, et d’ailleurs inutile ; laisser planer quelque doute sur la solidité du système déjà constitué, c’était ouvrir une brèche par où l’influence étrangère ne manquerait pas de s’infiltrer. Les membres du Conseil permanent ont navigué très habilement entre ces deux écueils ; ils ont affirmé leur volonté de paix et d’union en des termes propres à écarter toute velléité d’ingérence ou d’intervention ; ils ont annoncé leur intention de resserrer les liens économiques entre leurs États ; enfin ils ont décidé de prolonger, pour une nouvelle période de sept ans. le pacte balkanique qui ne vient à expiration que le 9 février 1941. Rien n’est plus significatif que ce renouvellement anticipé.
L’action aussi prudente qu’énergique des deux représentants de la Yougoslavie et de la Turquie a puissamment contribué au bon succès de la Conférence. C’est sans doute grâce à eux que le groupe balkanique a pu se maintenir dans une position solide et juridiquement inattaquable. Faut-il en inférer que désormais la péninsule ne court plus aucun risque ? Gardons-nous en bien. Certes nous voyons, pour la paix des Balkans, une garantie au moins négative dans le fait que les très grandes puissances voisines – Union soviétique. Allemagne, Italie – exercent l’une sur l’autre une surveillance attentive et jalouse, chacune d’elles ayant conscience que son intervention dans la péninsule provoquerait immédiatement celle des deux autres. Mais il y a plusieurs façons d’intervenir. Les arrangements économiques imposés à la Roumanie par le Reich offrent à celui-ci des moyens de pression et des facultés de manœuvre qui peuvent d’un jour à l’autre, se révéler très dangereuses. Bien qu’Ankara d’un côté, Belgrade de l’autre, aient donné à Sofia maintes preuves de leur bon vouloir, la Bulgarie se tient encore à l’écart du système balkanique, et l’on peut craindre qu’en certaines circonstances les ports de Bourgas et de Varna ne soient utilisés par les Russes ou par les Allemands à des fins incompatibles avec le maintien de la neutralité et de la paix dans les Balkans. Cette « course à la mer », que nous faisions pressentir ici-même trois mois avant la guerre, aboutit à un résultat trop conforme à nos prévisions et aux desseins de nos adversaires (voir la revue de juin 1939).
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Sous quelle forme et dans quelle mesure les ports de la mer Noire serviront-ils à assurer le ravitaillement de l’Allemagne par l’Union Soviétique, tel que l’envisage l’accord commercial signé à Moscou le 11 février par le commissaire Mikoian et le ministre von Ritter, après de longues et laborieuses négociations ? On sait que les pétroles de Bakou sont amenés par pipeline à Batoum et à Poti. Si, entre ces ports et ceux de la côte roumaine ou bulgare, la traversée paraissait dangereuse, les Russes peuvent la raccourcir en utilisant une autre canalisation qui pénètre jusqu’à Rostov-sur-le-Don. En temps normal, Rostov est la station distributrice d’où le pétrole est dirigé soit par voie ferrée ou fluviale vers l’intérieur de la Russie, soit par mer vers l’Occident. Pour le transport des céréales, le trajet est commode entre Odessa et Bourgas ou Constanza. Nous manquons de détails précis sur l’importance des installations que les Allemands prépareraient ou auraient déjà préparé à Bourgas et à Varna pour emmagasiner le grain ou le pétrole. Cependant une question domine toutes les autres : celle de savoir dans quelle mesure Moscou peut et veut aider Berlin.
L’accord du 11 février, dont la conclusion a été saluée avec un enthousiasme égal par la presse allemande et par la presse soviétique, prévoit entre les deux pays un volume d’échanges atteignant la valeur d’un milliard de marks, c’est-à-dire dépassant très sensiblement le niveau maximum que les accords Piatakof avaient permis d’atteindre en 1931-1932 (674 millions RM) et qu’on n’avait pu maintenir l’année suivante. Aux termes de la nouvelle convention, « l’Union Soviétique fournit à l’Allemagne des matières premières, qui seront compensées par les importations de produits allemands manufacturés ». Le texte officiel n’en dit pas davantage. Observons d’abord que, si le chiffre atteint en 1931-1932 pouvait être obtenu en 1940-1941, il ne s’ensuivrait pas que le volume des échanges fut identique. L’évaluation en marks que l’on n’a pas choisie sans motif, laisse dans l’ombre d’une part les changements survenus depuis vingt ans dans la valeur des monnaies, de l’autre la hausse vertigineuse des prix, tant pour les matières premières que pour les produits fabriqués. La même somme de marks ne représente point, en 1931 et en 1940, la même quantité de marchandises. Il est difficile de fixer exactement une proportion qui varie presque chaque jour, mais on peut assurer que la différence est considérable.
À supposer – ce qui n’est pas certain – que l’industrie allemande soit en mesure d’exporter vers la Russie la quantité de produits prévus par l’accord, il faudrait aussi que l’Union des Soviets amenât sa production au niveau nécessaire pour répondre aux exigences de l’Allemagne après avoir couvert ses propres besoins. Or ceux-ci augmentent à un rythme beaucoup plus rapide que ne s’accroît la production. Il n’y a pas d’apparence que Staline sacrifie son propre intérêt – ne parlons pas de celui de son peuple – aux commodités d’une Allemagne même alliée. Quant à confier à des techniciens allemands le soin de réorganiser et d’intensifier la production russe, le Gouvernement de Moscou n’y semble pas très enclin, sachant par expérience qu’accepter l’aide de l’Allemagne, c’est se soumettre à son contrôle et à sa direction. Le Reich obtiendra peut-être le droit d’exercer une surveillance sur le transport des marchandises à lui destinées ; mais des prétentions plus étendues ont peu de chance d’être admises.
En ce moment, M. de Ribbentrop et ses agents exploitent à fond le désarroi causé en Russie par la durée et la difficulté également imprévues de l’expédition contre la Finlande, pour imposer à Moscou des conditions plus onéreuses. Staline invoque les mêmes circonstances pour excuser le retard et l’insuffisance des livraisons réclamées par l’Allemagne. Sans fonder un espoir démesuré sur des tiraillements inévitables entre les deux complices, nous devons pourtant essayer d’en tirer quelque avantage. Ce n’est plus un secret que, par-delà la Finlande, Moscou vise à d’autres conquêtes : le minerai suédois, certains ports norvégiens feraient bien son affaire ; mais ils feraient aussi bien celle de Berlin. Staline ne peut pas souhaiter la victoire d’Hitler, qui livrerait la Russie à la discrétion de l’Allemagne. Lorsque les politiciens et les stratèges du Reich recommandent aux Russes une diversion sur le golfe Persique, sur l’Iran ou sur les Indes, les Russes ne se méprennent point sur l’intention de leurs alliés.
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Tandis que l’Allemagne poursuit à l’égard des neutres sa politique d’intimidation et de menace, un représentant de la plus grande des puissances neutres fait route vers l’Europe et vient y observer de plus près le développement du conflit. M. Sumner Welles, secrétaire-adjoint du département d’État américain, s’est embarqué le 17 février à New-York sur un paquebot italien ; il séjournera successivement à Rome, à Paris, à Berlin et à Londres et, dans chacune de ces capitales, entrera en contact avec les chefs d’État et du gouvernement, avec les dirigeants de la politique et de l’économie. Aux termes de la déclaration lue par M. Roosevelt lui-même devant les journalistes à la Conférence de presse du 10 février, la mission confiée à M. Welles « a uniquement pour but d’informer le Président et le secrétaire d’État sur les conditions actuelles de l’Europe ». Le diplomate américain n’a qualité ni pour faire des propositions, ni pour prendre des engagements au nom du Gouvernement des États-Unis. Les déclarations et les informations qu’il pourra recueillir seront strictement réservées au Président Roosevelt et au secrétaire d’État.
Quelque soin qu’on ait pris à la Maison-Blanche pour ne laisser planer aucune équivoque sur le caractère de cette mission, il était inévitable que l’annonce en donnât lieu à des interprétations diverses, et parfois tendancieuses. Les uns ont voulu y voir le prologue d’une action collective des neutres, faisant état de la consultation instituée dans le même temps à Washington par M. Cordell Hull, qui a invité les représentants diplomatiques des puissances neutres à s’entretenir avec lui des problèmes relatifs au conflit européen. D’autres ont prétendu attribuer au voyage de M. Welles une intention tout à fait différente de celle qui ressort nettement de la déclaration officielle et ne parlant de rien moins que d’une manœuvre tendant à mettre fin aux hostilités dans le plus bref délai. En France et en Angleterre, les hommes responsables et ceux qui dirigent l’opinion ont déjà fait justice de ces fantaisies dangereuses. En Allemagne, la presse avait d’abord affecté une indifférence presque méprisante ; puis elle s’est ravisée et, tout en proclamant que le Reich irait jusqu’au bout de son entreprise et maintiendrait toutes ses exigences, commence à développer les raisons pour lesquelles les puissances neutres et, à leur tête, la grande République Américaine, souhaiteraient une conclusion rapide de la paix. Les agents de M. de Ribbentrop ne s’arrêteront pas en si beau chemin : il faut prévoir, pour les prochaines semaines, un développement méthodique de cette manœuvre et mettre l’opinion en garde, soit dans les pays alliés, soit dans les pays neutres, contre les intentions perfides et dangereuses de ceux qui s’y emploient. ♦