Une alliance incertaine
C’est une histoire particulièrement fouillée et documentée des relations entre les États-Unis et l’Europe pendant la période 1973-1983, que, comme l’indique son sous-titre, nous présente dans cet ouvrage magistral Pierre Mélandri, à la fois ancien normalien et ancien de Harvard, et maintenant professeur de civilisation américaine, qui vient de publier par ailleurs une biographie très remarquée du président Ronald Reagan. Précisons tout de suite qu’il traite le sujet d’une façon particulièrement intéressante, puisqu’il ne se borne pas à analyser les problèmes stratégiques survenus dans l’Alliance (Otan) pendant la période considérée, mais qu’il prend aussi en compte ses problèmes économiques, se situant ainsi au niveau de la politique au sens le plus complet du terme.
Pourquoi Pierre Mélandri a-t-il choisi l’année 1973 comme date de départ de son analyse ? Dans son introduction, il nous explique que c’est parce que cette année avait été proclamée « année de l’Europe » par Henri Kissinger, dans un discours prononcé à New York à l’occasion du déjeuner annuel de l’Associated Press. Et l’assistant spécial du président Richard Nixon en avait alors expliqué la raison comme suit : « L’ère façonnée par les décisions prises il y a une génération arrive à son terme. Le succès de cette politique a donné naissance à des réalités nouvelles qui exigent une nouvelle approche ». Et il avait ajouté : « D’autres régions que l’Europe ont acquis une importance nouvelle », citant alors le Japon. Lorsqu’on relit ces déclarations, ne se croirait-on pas aujourd’hui plutôt qu’en 1973 ? C’est cette similitude qui rend l’ouvrage de notre auteur proprement fascinant.
Mais avant d’en arriver à l’époque qu’il va analyser, il nous rappelle, dans une première partie, les événements qui l’ont précédée. Ainsi examine-t-il d’abord la période 1941-1949 qui a vu la mise en place d’un nouveau « concert des démocraties occidentales ». depuis la Charte de l’Atlantique (1941) jusqu’au Pacte du même nom (1949), en passant par le plan Marshall (1948). Puis il considère les premières manifestations du « dilemme » auquel la nouvelle Alliance va se trouver confrontée dès l’origine, par suite du fait nucléaire, du problème allemand et du « leadership » américain. Il distingue à cette fin la période qui s’étend jusqu’à la mise en place de la Communauté économique européenne (1957), marquée en particulier par la crise de Suez (1956), « à la fois source et reflet des difficultés qui allaient par la suite harceler l’Alliance ». Puis celle de la « réforme ajournée », qu’il situe entre 1958 et 1965, dominée par les avatars de la « force multilatérale ». pour aboutir à celle de l’« ordre disloqué » par l’« ombre du Vietnam », le « défi gaullien » et les nouveaux projets « nixoniens ». Les premiers « malentendus transatlantiques » se manifesteront d’abord à propos des craintes provoquées par la doctrine des « représailles graduées », puis devant le spectre du « condominium » suscité par les premiers accords américano-soviétiques de maîtrise des armements, et enfin en présence de l’enjeu d’un éventuel « nouvel ordre économique international ». On en arrive ainsi à 1973, où les perspectives d’un règlement au Vietnam et la dégradation des conditions économiques amènent l’Administration Nixon à penser que le temps est venu d’une réflexion globale et approfondie sur les relations des États-Unis avec l’Europe, d’une part, et avec l’Asie, d’autre part.
Mais l’« année de l’Europe » allait se révéler rapidement une « année de dupes », puisqu’elle aboutira en fait à l’« année des Arabes », pour reprendre le titre que notre auteur a donné à la deuxième partie de son ouvrage, laquelle s’étend jusqu’à juin 1974. Les propositions de Kissinger provoqueront d’abord beaucoup d’émotion, puisqu’elles furent perçues comme ayant pour enjeu le choix entre une Europe indépendante et une Europe « protégée ». Mais après la déclaration d’identité européenne formulée à Copenhague en 1973, un certain rapprochement économique et monétaire se substituera à l’affrontement politique. Celui-ci allait cependant être remis en cause par l’« ébranlement » provoqué dans l’ordre occidental par la crise du Proche-Orient et le « choc pétrolier » qui s’ensuivit. L’Europe va se trouver un moment écartelée entre les États-Unis et la France, jusqu’à ce que la déclaration d’Ottawa (1974) calme le jeu.
Pour Pierre Mélandri, une nouvelle période s’ouvre alors jusqu’en 1979, celle de la « coopération trilatérale » et du « crépuscule de la détente », dont il examine les aspects dans la troisième partie de son ouvrage. Elle est marquée d’abord, outre l’effondrement de cette « détente », par les rivalités commerciales entre alliés provoquées par la crise de l’énergie, les querelles sur les ventes d’équipements nucléaires, l’apparition de l’eurocommunisme. Arrive alors l’« embellie », avec le rapprochement franco-américain et la recherche d’un ordre bilatéral dans tous les domaines, marquée par le sommet de la Martinique en décembre 1974 et celui de Rambouillet en novembre 1975. À partir de cette date, notre auteur estime que les États-Unis vont perdre leur « leadership », tandis que l’échec du nouvel ordre économique international fera resurgir la menace de leur unilatéralisme, avec les demandes de l’Administration Carter à ses alliés en matière d’exportations nucléaires et de relance économique, et avec son recours à la dépréciation monétaire. Il apparaîtra bien une « fausse éclaircie » entre le printemps 1978 et celui de 1979, avec le sommet de Bonn et le Tokyo Round. Mais surviendra alors le deuxième choc pétrolier, et le « cercle vicieux » reprendra avec les divergences sur les relations avec l’Union soviétique, le « retour au stratégique » et le spectre du découplage qu’engendre l’affaire des SS-20 soviétiques et celle de la bombe à neutrons. On en arrive ainsi à l’année 1979, celle de la « double décision » de l’Otan relative aux euromissiles.
Alors va surgir la « tempête », qui fait l’objet de la quatrième et dernière partie de notre ouvrage. Elle se lève en 1980, lorsque l’Amérique va être « désemparée » par les réactions européennes à l’invasion de l’Afghanistan et par le sort subi par ses diplomates à Téhéran, qui la laissa d’autant plus « humiliée » que l’opération militaire montée pour leur rescousse échoua lamentablement. Un moment l’Europe tentera de prendre le relais au Proche-Orient lors de la déclaration de Venise et de la rencontre de Valéry Giscard d’Estaing avec Brejnev à Varsovie. Mais 1981 verra le triomphe des « néo-nationalistes » américains avec l’arrivée de l’Administration Reagan au pouvoir. Celle-ci naviguera dans la « tourmente » jusqu’à l’automne 1982, confrontée avec le spectre de la récession, la querelle des taux d’intérêt, et les problèmes économiques et sociaux du Tiers-Monde, en particulier en Amérique centrale et au Proche-Orient. Et dans le même temps, elle mènera la « bataille pour l’âme de l’Europe », passant alors des sanctions contre la Pologne, à propos de la loi martiale, à celles contre ses propres alliés, à propos du gazoduc europano-soviétique. Mais à partir de l’automne 1982 apparaîtra l’« apaisement », avec le compromis sur le gazoduc, la « revanche de l’interdépendance économique » et le retour à la solidarité stratégique, puisque 1983 sera « l’année des euromissiles ».
Toutes ces étapes des relations entre les États-Unis et l’Europe que nous nous sommes borné à énumérer, en employant le plus souvent le vocabulaire imagé de Pierre Mélandri, sont analysées par lui de façon très détaillée et assorties en outre de nombreuses citations des déclarations de l’époque, ainsi que de références originales aux ouvrages qui en ont déjà traité. Ces précisions font de ce livre une somme irremplaçable pour les chercheurs en géostratégie et en géoéconomie, et par conséquent en géopolitique.
Ajoutons pour finir que la conclusion de l’auteur, qui nous transporte depuis 1983 à nos jours, est des plus brillantes. Intitulée « à la recherche du pilier manquant », c’est-à-dire du fameux « pilier européen » dont on parle tant actuellement, elle insiste sur le côté « déjà vu » de tous les problèmes en suspens dans l’Alliance : réticences vis-à-vis du nucléaire, partage des charges, tentative de repli sur la « forteresse Amérique », préférence donnée au Pacifique « océan du futur », nouvelle détente, auxquels s’ajoutent la « gorbatchevmania », les problèmes économiques des États-Unis et la « bombe à retardement » que constitue la dette des pays sous-développés. Mais une interprétation cyclique des crises ne risque-t-elle pas d’être imprudemment optimiste ? Tel est bien le sentiment de Pierre Mélandri, puisqu’il insiste dans sa péroraison pour que les Européens entreprennent enfin ce que les Américains leur ont recommandé avant même les débuts de l’Alliance, c’est-à-dire de s’unir, afin que cesse la « dissymétrie entre une puissance qui en est vraiment une, l’Amérique, et une autre, l’Europe, qui n’a ce statut que dans les statistiques économiques ». Nous partageons entièrement ce point de vue.♦