Les débats
• Quels sentiments vous inspire la fin de l’ANZUS ? D’autre part, en ce qui concerne le continent antarctique, son traité a une certaine durée qui arrivera bientôt à échéance : quelle sera alors la position de la France ?
L’ANZUS est tombée en désuétude à cause du comportement néo-zélandais, et il est devenu en fait un traité bilatéral entre l’Australie et les États-Unis. Dorénavant la Nouvelle-Zélande est exclue des manœuvres communes et lorsqu’un bâtiment de ce pays fait escale dans un port américain, il n’a plus accès à l’arsenal, cela afin de bien montrer qu’on est passé d’un statut allié à un statut « friendly non allied », autrement dit ami mais non allié. Aucune solution ne paraît envisageable tant que M. Lange sera au pouvoir, parce qu’il en a fait un thème de politique intérieure et sa démagogie plaît d’autant plus que son pays n’a guère de menaces à craindre. Le problème est que le traité n’a pas été formellement dénoncé : si un changement d’équipe survenait à Wellington, on pourrait envisager sa réactivation sans aucune formalité. L’ANZUS est donc simplement en sommeil. Sur le plan diplomatique, les États-Unis ne veulent pas créer un précédent qui nuirait à leurs droits d’escale ailleurs ; quant à l’Union soviétique, qui a fait de grands efforts en vue d’amadouer les pays du Pacifique, elle en a ruiné une bonne partie en signant le Traité de Rarotonga en stipulant que tout pays étant l’allié d’une puissance nucléaire pourrait éventuellement être soumis à des représailles qui pourraient être nucléaires. L’engagement soviétique n’est pas très contraignant pour l’URSS et cela a fait mauvaise impression en Australie et ailleurs. Si on assistait à une poussée soviétique dans la région, même simplement en Asie du Sud-Est, la Nouvelle-Zélande pourrait être contrainte de réviser son attitude.
En ce qui concerne l’Antarctique dont le Traité a été conclu en 1959 pour une durée de 30 ans, il arrivera donc à expiration le 23 juin 1991 car son application partait, non de la date de signature, mais de l’échange des instruments de ratification ; la position de la France est semblable à celle de la plupart des parties consultatives : le statu quo donne satisfaction et on verra très bien la perpétuation du régime. Personne n’a intérêt à la militarisation de l’Antarctique qui est éloigné de tout ; au point de vue économique, on a fondé beaucoup d’espoirs sur le krill mais on se rend compte que c’est immangeable. De plus on affronte des problèmes écologiques très complexes, car le milieu est fragile et la pêche massive du krill pourrait avoir des effets qu’on ignore totalement. Enfin, l’éloignement de l’Antarctique rend prohibitifs les coûts d’exploitation et de transport. L’obstacle vaut pour les matières premières comme le pétrole. Dans l’immédiat, toute mise en valeur de ce continent est illusoire. De ce fait, le régime actuel a de bonnes chances de se perpétuer et il suffit que l’ensemble des parties consultatives ne redemande pas la renégociation du traité de Washington.
• J’ai été étonné de voir qu’on ne prenait pas toujours en considération l’intérêt des populations ; or, n’est-ce pas là une des chances de la France, comme on peut le constater à La Réunion ?
Les progrès, même sur le plan sanitaire puisqu’on assiste à une remontée démographique, sont bien souvent freinés par les habitudes administratives de la France là où la situation exigerait le pluralisme. On essaie parfois d’y remédier par des formules qui semblent difficiles à appliquer d’autant plus qu’on ne peut pas ignorer les interférences internationales. On aurait intérêt à prendre connaissance de travaux universitaires : les relations franco-australiennes ont été bonnes et le sont toujours. Une société française vient de remporter un marché contre les concurrents japonais et anglo-saxons pour la pose d’un câble sous-marin à travers le Pacifique. Or, ce contrat a été conclu avec la Nouvelle-Zélande et l’Australie. Rappelons aussi qu’il y a encore vingt-cinq ans l’Australie était l’un de nos grands clients en matière d’industrie aéronautique. Il y a donc tout un ensemble de relations économiques, sans parler du domaine culturel, qu’on ne peut pas figer à propos de guerres de religion. Du reste, en Australie le nombre des catholiques a dépassé celui des protestants. Il existe donc des créneaux où, avec beaucoup de discrétion, il nous est possible de nous infiltrer. C’est le propre d’une saine diplomatie.
• N’est-ce pas le Japon qui va, de nouveau, devenir une des grandes puissances du Pacifique ?
On a vaincu militairement le Japon, mais sa puissance militaire est en train de se reconstituer : ouvrez Flottes de combat, l’ouvrage de M. Labayle-Couhat, on y observe que la flotte britannique est descendue au-dessous des 600 000 tonnes, que la flotte française a franchi le cap des 300 000 tonnes, toujours en diminution, mais que la flotte nippone a dépassé la barre des 200 000 tonnes en croissance. Cette évolution n’est pas rapide, car il y a des facteurs de modération comme la crainte du nucléaire, mais il suffirait que la Corée, même celle du Sud, se dote de l’arme nucléaire pour que le Japon aille de l’avant. Il est donc exact qu’il y a un retour en force du Japon grâce à divers moyens dont le principal est financier. Il est de fait que Tokyo donne beaucoup d’argent à tel point que certains éléments radicaux ont accusé le gouvernement nippon d’asseoir sa prospérité en entretenant une périphérie hautement militarisée. Reste tout de même que ce pays n’a pas trop intérêt à se mettre en avant parce qu’il sait que son image est négative ; c’est un des effets pervers que n’avait pas prévu le président Nixon lorsqu’il a annoncé la doctrine de Guam. La « pax americana » reposait sur deux éléments : d’abord sur la puissance militaire américaine ; ensuite sur le fait que cette puissance militaire écrasante mettait hors jeu le Japon, de sorte que lorsque les États-Unis ont prétendu réintroduire dans le circuit stratégique le Japon et la Chine pour faire contrepoids à l’Union soviétique, les autres pays ont vigoureusement protesté. Que ce soit l’Australie, l’Indonésie ou autres, tous ces États ont une peur panique — pour le moins une méfiance extrême — du Japon et de la Chine. Or, on en est parfaitement conscient à Tokyo, et le coût diplomatique d’un réarmement trop poussé serait considérable. De plus, comme le Japon préfère aujourd’hui investir aux États-Unis plutôt que dans les pays du Pacifique, ceux-ci, touchés par la crise, seront encore moins disposés à avoir un regard bienveillant envers le Japon déjà fort discrédité par le « tourisme sexuel » qu’il organise, par charters entiers, en Thaïlande. Le Japon devient une grande puissance, c’est vrai, mais il sait qu’il a intérêt à rester discret parce que sa sphère de coprospérité n’a pas laissé un très bon souvenir, parce que son image actuelle n’est pas excellente et que s’il veut devenir une superpuissance non seulement économique mais aussi politique et militaire, il provoquera un choc en retour. Il en va de même avec les Chinois et c’est pourquoi l’ANSEA est bancale. Quand on parle de l’affrontement Est-Ouest, il faut tenir compte de l’histoire, car à l’échelon régional subsistent d’anciennes rivalités qui font par exemple que l’Indonésie préférera toujours le Vietnam à la Chine. Et quand certains évoquent la responsabilité de la France dans le massacre des Khmers, ils se moquent du monde, car si la colonisation française n’avait pas eu lieu, les Khmers auraient été, au siècle dernier, réduits à l’état de « réserve ethnologique ». En Asie plus qu’ailleurs il y a persistance des comportements à un degré tout à fait surprenant.
• (M. Gomane) Mon analyse est moins abrupte que celle de M. Coutau-Bégarie. Il y a tout de même un monde qui change : un détail symbolique, M. Ohira était chrétien ; et le Japon commence à se rendre compte qu’une grande puissance ne peut pas n’avoir qu’une volonté de puissance mais également des responsabilités. D’autre part, même si ce n’est que tactique, les Japonais sont décidés à participer à l’aide au Tiers-Monde. De plus, dans le Pacifique Sud où ils n’ont pas été occupants, leur image n’est pas tellement négative, de sorte qu’il apparaît que la puissance dominante dans cette région semble bien devoir être le Japon.
• Il ne faut pas oublier que sur la façade asiatique du Pacifique il y a eu la montée en puissance des pays nouvellement industrialisés comme la Corée du Sud, Taïwan, Hong Kong… Nous pouvons encore nous accommoder de leur concurrence, mais est-ce que des pays comme la Thaïlande, l’Indonésie, la Malaisie, et la Chine continentale aussi, sont capables de devenir des dangers pour nos capacités économiques ? Cela inverserait les positions de force et donc nos stratégies économiques.
C’est ce que certains économistes appellent le Pacifique utile, celui des affaires. Il y a donc le problème de notre défense contre ce monde présenté en termes de guerre économique. Or, nous ne sommes pas les plus forts, semble-t-il, et nos chasses gardées n’en sont plus. Dans le Golfe, le beurre néo-zélandais a remplacé le beurre breton ; en Afrique on roulait Peugeot, on roule Toyota ; il y a donc l’apparition d’une économie qui a son centre dans le Pacifique ; ce mouvement n’est qu’amorcé mais ne paraît pas devoir s’arrêter, et nous sommes sans doute condamnés, nous Européens, à nous y associer. Il y a d’ailleurs une société française qui vient de créer récemment une « joint-venture » avec une société japonaise. Cette vision de guerre économique est peut-être à réviser. Le monde du Pacifique est un monde où nous sommes condamnés à être présents, mais dans des conditions auxquelles nous ne sommes pas tout à fait préparés et sur lesquelles nous devons réfléchir.
• M’occupant d’associations ONG (Organisations non gouvernementales), il se trouve que j’ai des contacts avec ces pays du Pacifique et je voudrais bien partager l’optimisme de M. Gomane en ce qui concerne la possibilité d’une entente amicale avec l’Australie ou la Nouvelle-Zélande, mais tout ce que je sais et tout ce que je rencontre depuis un certain nombre d’années se résume nettement ainsi : nous avons affaire à un état d’esprit anti-français. C’est d’ailleurs fort désagréable et même pénible, car on retrouve une étroite coopération entre le Royaume-Uni, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Canada, tous adoptants en chaque occasion des positions hostiles à toute proposition française, même s’agissant de travail humanitaire, éducatif, etc. D’autre part il y a bien un problème des communications. La France installe un câble, c’est fort bien, mais le satellite américain « Peace salt » permet d’inonder toutes les îles du Pacifique, y compris les îles francophones, d’émissions diverses. Ce satellite a achevé sa carrière et la France ne pourrait-elle utiliser les siens pour agir de même ?
Vous dénoncez une des carences de la politique française qui a un discours mondialiste et une diplomatie régionale. La présence française n’est pas suffisante et lorsqu’on entend parler notre langue, c’est souvent désobligeant pour la France ou pour lui faire concurrence. M. Coutau-Bégarie a parlé de RFI ; or il avait été question d’installer un émetteur au Sri Lanka, maintenant c’est en Thaïlande, mais rien ne se fait alors qu’on capte fort bien les émissions en français de Radio Pékin. Quant aux organisations caritatives, ne sont-elles pas toujours concurrentielles ? En revanche, lorsque des organismes techniques comme l’Orstom ou l'Ifremer publient des études, elles sont très bien accueillies même par les pays anglophones. Il y a donc des créneaux où nous pouvons être présents, y compris dans l’industrie et le commerce. Tout cela est complexe, mais on ne peut voir cette situation qu’en termes d’affrontement.
• (M. Coutau-Bégarie) En fait le problème de la France dans le Pacifique a été très bien résumé par une formule d’Alfred Grosser : « Comment puis-je avoir une influence mondiale, alors que je sais au fond de moi-même que je ne suis plus une puissance mondiale ? ». C’est le cas dans le Pacifique, il faut dire ce qui est : nous n’avons plus les moyens et nous le constatons lorsqu’il s’agit d’envoyer une mission quelque part, les crédits font défaut alors qu’il serait plus sage de restreindre les dépenses bureaucratiques. De plus, il existe une question propre au Pacifique : il est incontestable qu’en étant présents nous avons de meilleures chances de nous faire entendre, mais il est tout aussi incontestable que lorsque nous procédons à un essai nucléaire dépassant la kilotonne le résultat de patients efforts se trouve aussitôt remis en question. Il y a donc des problèmes fondamentaux, comme la présence française sur le plan nucléaire, des problèmes économiques considérables dus à la persistance des relations entre la Grande-Bretagne et le Commonwealth, auxquels nous nous heurtons car ils ne peuvent pas être résolus à la satisfaction générale ; il y a des intérêts antagonistes dans les domaines militaire et commercial.
• Certes, la France ne fait pas tellement le poids pour garder ce qui lui reste de son empire, mais qu’en est-il de l’Europe ? S’il y avait une véritable solidarité européenne, peut-être que les voisins seraient plus discrets. Dans quelle mesure nos partenaires européens s’intéressent-ils à ce potentiel ? La France a-t-elle fait ce qu’il fallait en ce sens ?
La France n’a-t-elle pas été géniale dans sa politique à l’égard du Tiers-Monde ? Le calcul français dans les années 60 a consisté, par la Convention de Yaoundé, à faire payer l’Europe à la place de la France qui ne pouvait plus le faire. Mais alors que cette convention était principalement dirigée au profit des pays francophones, il a fallu prendre en charge les pays anglophones le jour où la CEE a accueilli les Britanniques, et le résultat est que la France en tire moins de « bénéfice moral ». De plus, des pays comme l’Allemagne ont constaté qu’ils pouvaient fort bien pénétrer l’Afrique en se passant de l’Europe. Alors, parler de solidarité européenne, c’est très bien, mais il est de fait qu’elle ne fonctionne pas dans les grandes occasions. On peut, bien sûr, critiquer notre comportement (qui fut parfaitement rationnel en cherchant le plus grand bénéfice au moindre coût), mais que fallait-il faire d’autre ? Une politique est d’abord foncièrement égoïste.
• Le statut des bases américaines aux Philippines semble de plus en plus remis en cause : quelles seraient alors les conséquences d’un retrait américain sur notre Centre d’expérimentations du Pacifique, ainsi que sur l’équilibre général des forces dans le Pacifique ?
À mon avis, si Subic Bay et la base aérienne de Clark sont supprimées, il en résultera un affaiblissement dramatique des possibilités américaines dans le Pacifique occidental. Subic et Clark sont immenses : plus grandes que Singapour. Aucun complexe militaire dans la région ne pourrait offrir de telles facilités, même si les Américains se repliaient alors sur l’arc central, Guam, Palau, Tinian, où ils ont acquis des terrains. Que va-t-il arriver aux Philippines ? C’est le même problème que pour les bases américaines en Grèce ou en Espagne : il y a une opinion publique hostile parce que les États-Unis sont associés au souvenir de dictatures, mais les gouvernements se rendent compte que la location de ces bases est lucrative. Aux Philippines, l’affaire est d’autant plus critique que les bases sont noyautées par le parti communiste philippin, entourées par des bidonvilles et que le périmètre de sécurité n’est plus sûr. Autrement dit, ces bases sont exposées à des actions terroristes, et si la main-d’œuvre philippine se met en grève elle entrave gravement le fonctionnement des installations. Leur fermeture signifierait malgré tout l’éviction de la VIIe flotte et de l’armée de l’air américaine de cette région, celle des États-Unis en tant que facteur stratégique de premier plan en Asie du Sud-Est. Les Philippines seraient ruinées parce que l’URSS n’a pas l’emploi de bases aussi importantes, mais la position américaine serait fortement ébranlée.
En ce qui concerne le CEP, il faut bien voir qu’il se situe fort loin de ce théâtre philippin et que cette affaire reste proprement polynésienne. Or, les mouvements indépendantistes en Polynésie ne semblent pas très actifs et la situation ethnologique n’est pas aussi complexe qu’en Nouvelle-Calédonie. En outre, la France y dépense beaucoup d’argent et sans elle, que deviendraient ces populations francophones dans un océan anglophone ? Il n’est que d’aller sur place pour s’en rendre compte. ♦