Économique - Le pool franco-allemand du charbon et de l'acier
Le 9 mai 1950, M. Schuman, ministre français des Affaires étrangères, proposait de placer sous une autorité commune les industries françaises et allemandes du charbon et de l’acier, afin de concrétiser la réconciliation de la France et de l’Allemagne, et de commencer la réalisation de l’unité européenne. Malgré le refus de participation opposé par l’Angleterre, une conférence internationale s’est réunie à Paris pour discuter le projet ; elle groupe les représentants des pays de l’Europe occidentale intéressés par le projet, soit, outre la France, l’Allemagne, l’Italie, le Luxembourg et la Belgique, les Pays-Bas.
I
Pour apprécier la portée d’un tel projet, il convient de rappeler brièvement la situation des industries houillères et sidérurgiques de l’Europe occidentale. En 1948, les principaux producteurs d’Europe occidentale ont produit 393 millions de tonnes de charbon, y compris l’Angleterre, et 181 M sans l’Angleterre, tandis que la production des États-Unis atteignait 591 M t, et la production mondiale 1,5 milliard. En 1949, la production européenne avait progressé de 393 à 431 M t, tandis que la production américaine, par suite de grèves répétées, fléchissait à 434 M.
En ce qui concerne l’acier, la production de l’Europe occidentale en 1948 a atteint 36 M t, contre 80 aux États-Unis 17 en URSS et 153 dans l’ensemble du monde. En 1949, la production européenne est passée à 43 M t, celle des États-Unis à 71 millions. La faiblesse relative des niveaux de production en Allemagne et en France fait que la part de l’Europe dans la production mondiale, qui était de 39 % en 1939, a fléchi à 26 % en 1948.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les pays européens ont développé considérablement leur production de charbon et d’acier.
Les importations de houille en provenance des États-Unis, qui avaient atteint 35 M t en 1947, se sont limitées à 1,6 M pour le premier trimestre 1950, tandis que quelques pays, dont la France, devaient ralentir la production de certaines qualités excédentaires. Une certaine pénurie subsiste néanmoins, à l’échelle européenne, pour les charbons de gros calibres et les fines à coke.
Pour l’acier, la pénurie du lendemain des hostilités est à peu près totalement résorbée, sauf pour les fils et les tôles minces. La Commission économique des Nations unies pour l’Europe a même publié un rapport où elle prévoit, pour 1953, dans l’ensemble de l’Europe (y compris les pays d’Europe orientale) une surproduction de 8 M t d’acier. Cette prévision d’un excédent global a été très critiquée. Il n’en reste pas moins que, par suite de plans nationaux d’investissement très ambitieux et établis sans considération des projets étrangers, l’Europe se trouve ou se trouvera à brève échéance, en présence d’une excessive capacité de production. Après la Première Guerre mondiale, une situation similaire avait abouti à la création de l’Entente internationale de l’Acier qui, avec ses résultats variables, avait organisé le marché de l’acier de 1926 à 1939. La proposition Schuman tend à éviter la reconstitution d’ententes de ce genre pour l’organisation et la production.
En effet, les cartels et les trusts, nationaux ou internationaux, sont actuellement vus avec une certaine défaveur en raison de deux influences dont la conjonction est assez curieuse : l’influence américaine d’abord, hostile à toutes les pratiques qui tendent à restreindre la libre concurrence sur le marché ; l’influence socialiste ensuite, qui vise à l’élimination des « puissances d’argent », considérées comme ayant en vue leurs intérêts égoïstes et comme exerçant des pressions inadmissibles sur les autorités politiques.
Dans l’ordre international d’ailleurs, l’extension du dirigisme tend de plus en plus à se traduire par la substitution des agents de l’État aux représentants des intérêts particuliers. Les ententes internationales sur produits de base doivent maintenant, suivant la Charte de La Havane, être des accords intergouvernementaux (Commodity Agreements). De même, au sein de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE), ce sont les délégués des gouvernements qui s’efforcent de rendre compatibles entre eux les divers plans d’investissements nationaux établis pour que l’Europe puisse se passer de toute aide extérieure anormale en 1953. La difficulté d’une telle tâche vient de ce que chaque plan national d’investissement a été établi en fonction d’objectifs correspondant à l’intérêt général du pays intéressé, ou à l’idée que le gouvernement s’en faisait. La coordination internationale des productions exige donc que les pays transigent au sujet de leur intérêt propre, ce qui met en cause leur souveraineté nationale. Le plan Schuman, en prévoyant une autorité supranationale, et non plus seulement internationale, s’efforce d’éluder ce problème.
II
Les objectifs du pool, à réaliser par la mise en commun des industries du charbon et de l’acier de France et d’Allemagne d’abord, puis de tous les pays européens qui le demanderont, sont vastes : suppression de toutes les entraves à la libre circulation du charbon et de l’acier en Europe (notamment abandon des pratiques de double prix), meilleure spécialisation de chaque industrie nationale, politique concertée de développement de la production et de la consommation, d’élévation du niveau de vie, de sauvegarde du plein-emploi, etc.
Ces résultats seraient poursuivis par une « Haute Autorité », composée de 6 à 9 membres, indépendants des gouvernements de leurs pays d’origine. Le point fondamental du projet est que l’autorité ne serait pas un Conseil international, mais une véritable autorité autonome, ayant des pouvoirs propres et responsable collectivement devant une assemblée européenne. Chaque État devrait ainsi faire préalablement abandon de sa souveraineté sur tous les points soumis à la compétence de la Haute Autorité, sauf à disposer d’un droit de veto pendant une période transitoire.
Les moyens d’action de la Haute Autorité ne seraient pas substantiellement différents de ceux utilisés par les cartels : fixation des prix, unification des prix d’exportation, etc. Mais les différences dans les conditions d’emploi de ces procédés sont sensibles. Tout d’abord, ces techniques seront employées non pas pour réaliser des profits maxima, mais dans l’intérêt général de toute la collectivité européenne : l’objectif n’est pas de stabiliser ou d’accroître des bénéfices, mais de développer la production et la consommation. En outre, les alignements de salaires et de charges sociales se feront sur les niveaux des pays les plus avancés dans ces domaines. Enfin, la Haute Autorité tentera d’harmoniser les investissements et de rationaliser la production, les usines condamnées à disparaître étant indemnisées au moyen d’un « Fonds de péréquation », alimenté éventuellement par des emprunts que placerait la Haute Autorité.
Ce projet très ambitieux rencontre de grandes difficultés de réalisation. L’Angleterre n’a pas voulu renoncer à la moindre parcelle de sa souveraineté, les Pays-Bas semblent vouloir s’orienter sur la même voie. De plus, le risque d’être obligé à des fermetures d’usines est très préoccupant pour des gouvernements qui ont fait du plein-emploi l’objectif fondamental de toute leur politique économique. Il faut souhaiter que ces difficultés puissent être surmontées. La réalisation du pool, outre sa portée politique, permettrait d’abaisser les prix dans un secteur de base de la production, donc d’augmenter le bien-être général en Europe. ♦