L’attentat de Barcelone interroge sur les relations complexes entretenues entre la communauté musulmane essentiellement d’origine marocaine, la Catalogne et une ville, Barcelone, à la fois très ouverte et en même temps refuge pour des islamistes cherchant une base arrière discrète.
Barcelone, carrefour de tous les possibles de la cause djihadiste ? (T 924)
Barcelona, the crossroads of all the possibilities of the jihadist cause?
The attacks of Barcelona questions the complex relations between the Muslim community mainly of Moroccan origin, Catalonia and a city, Barcelona, both very open and at the same time refuge for Islamists seeking a discreet back base.
Le 17 août 2017, l’Espagne qui était épargnée jusque-là par les attentats qui endeuillent l’Europe depuis plus de deux ans, n’a pas échappé à une certaine forme de destin commun. Pourquoi, ce pays, qui n’avait pas connu de violents attentats liés à l’islamisme violent sur son sol depuis les terribles attentats de Madrid à la gare d’Atocha en 2004 sur les trains de banlieue faisant 191 morts, est de nouveau touché en son cœur touristique, Barcelone ? Quelques pistes de réflexion peuvent être évoquées sans être à ce jour définitives, et tant que l’enquête n’aura pas porté l’ensemble de ses fruits.
• La première raison serait probablement de dire que les attentats aveugles, pilotés par Daech ou devancés par quelques bons soldats inspirés et convaincus par son idéologie, ont justement pour but d’être aveugles, de finir par toucher le plus grand nombre ou des cibles symboliques, un peu partout sur le Vieux continent. L’objectif de l’État islamique, ou ce qu’il en reste, est de parvenir à semer les graines de l’enfer où iront tous les mécréants adeptes d’un mode de vie qu’ils considèrent comme délurés ; en gros, tous les pays européens. Le but est de polariser nos sociétés en agitant le chiffon rouge de la guerre civile entre Européens non-musulmans et musulmans silencieux, stigmatisés pour certains, complices pour d’autres.
• La seconde raison est peut-être la force du symbole. Daech cherche à nous plonger corps et âme dans le choc de civilisations tant fantasmé par Samuel Huntington. Le retour des « guerres de religions », dans un contexte de réenchantement spirituel du monde depuis les années 1970, qui opposeraient les musulmans aux chrétiens serait une des clés de cette transformation de la géopolitique mondiale. Si Daech en difficulté se repositionne, en développant des « franchises » en Indonésie (premier pays musulman au monde), ou dans les pays d’Afrique centrale où les tensions entre musulmans et chrétiens ont déjà provoqué le chaos (Soudan par exemple), ce n’est pas un hasard. Quant à l’Espagne ? Il ne peut pas viser meilleur symbolique « catholique » que ce pays en Europe, responsable de la fin d’un des grands califats du monde arabe, celui d’Al-Andalous du grand Abderrahmane III avec la Reconquista d’Isabelle : spécificité catholique qui n’a de cesse de se renforcer en Espagne justement peut-être par effet de levier. Et ce, sur la seule terre qui fut arabe en Europe.
• Troisième raison : Barcelone, son tourisme, sa vie festive occidentale, son ouverture gay friendly bien connue, la grande cité balnéaire gay de Sitjes également réputée mondialement, font de la ville de Gaudi, un parangon de l’anti-modèle. Encore plus réputée que Madrid pour son goût de la fête, elle attire les noceurs, les adeptes des paradis artificiels comme du commerce sexuel. Le quartier de Las Ramblas où s’est déroulé l’attentat du 17 août dernier, faisant 16 morts et plus de 130 blessés, est le cœur géographique névralgique de cette vie honnie par les djihadistes. Voilà une ville parmi tant d‘autres, qui symbolise un cocktail qui a de quoi largement contrarier le souhait de société mondiale purifiée de ses vices, par Daech.
• D’un point de vue international, et c’est la quatrième raison, l’Espagne est engagée dans la coalition internationale contre Daech. Si elle ne fournit pas un appui militaire direct dans les bombardements, elle a concouru depuis 2014 à la formation en Irak de près de 20 000 militaires en envoyant 300 instructeurs. De quoi donner du fil à retordre à Daech qui, dans sa revendication de l’attentat du 17 août, justifiait bien son action par l’action de l’Espagne, mais était aussi un avertissement à tous les autres pays candidats ou déjà participants à la coalition. Côté syrien, Madrid apporte son concours à celle-ci par le biais d’une aide financière importante.
• Cinquième raison : la situation économique et sociale en Espagne depuis 2008 a mis dans la difficulté des milliers d’immigrés marocains saisonniers, donc leurs familles au Maroc ou ailleurs, venant dans le Sud de l’Espagne pour participer aux récoltes. Sans préjuger à l’heure actuelle de l’étendue des profils impliqués dans la filière et ses ramifications liées à l’attentat de Barcelone, la dimension marocaine d’un certain nombre d’entre eux semble déjà ressortir : notamment avec Driss Oukabir, celui qui conduisait la fourgonnette sur Las Ramblas. Depuis la crise de 2008, on assiste en Espagne à une montée des tensions xénophobes, et notamment anti-marocaines. En effet, la mise en concurrence extrême des emplois saisonniers depuis ne fait pas que des heureux. Par ailleurs, on se souvient de ratonnades violentes en 2000 à El Jedido à la suite de l’assassinat de trois Espagnols par deux déficients mentaux marocains. Les tensions entre autochtones et Marocains sont persistantes depuis dix ans, pendant que d’autres sont restés sur le carreau et dans des conditions légales et économiques dramatiques. Certains jeunes ont probablement fermenté depuis dans leur coin et se sont retrouvés marginalisés, enfermés dans la petite délinquance, comme en Belgique d’ailleurs. Pourtant, le basculement au grand banditisme et au terrorisme est loin d’être évident : le chiffre des départs depuis l’Espagne vers la Syrie n’a été que de 70, contrairement à plus de 1 000 pour la France par exemple (cf. Fernando Reinares), soit en réalité rapport à la population des deux pays, dix fois moins : « Entre 1996 et 2012, 17 % des personnes condamnées ou mortes en Espagne dans le cadre d’activités liées au terrorisme jihadiste étaient de nationalité espagnole. Seulement 5 % étaient nées sur le sol espagnol ».
• Cela nous conduit à notre sixième raison : la spécificité de la Catalogne. À l’image de la Flandre en Belgique, et pour expliquer la montée de la radicalisation plus importante et plus précoce côté flamand, il y a depuis longtemps une forte présence musulmane marocaine et pakistanaise à Barcelone. Les liens se sont naturellement tissés entre les 300 000 musulmans de Catalogne et le reste du continent, les dérives de certains aussi. Mais il y a un parallèle intéressant à faire entre ce qui s’est passé en Catalogne et en Flandre. La Catalogne par ses velléités indépendantistes a toujours favorisé les revendications identitaires et spécificités culturelles diverses, tout en écartant bien évidemment la valorisation des valeurs nationales républicaines. C’est ce qui s’est passé en Belgique : les associations marocaines ont été largement soutenues dans leur différence et identité. Mais la différence de politique au sujet de « l’intégration » de l’identité des Belgo-Marocains entre Flamands et francophones a eu des effets pervers. Si la Flandre a davantage investi pour ladite intégration, elle a renforcé le ferment culturel et identitaire marocain de manière imprévue et plus extrême que du côté francophone où peu ont été faits au début, misant sur une « intégration » et assimilation de fait. Ainsi, le communautarisme côté francophone s’est fait de l’intérieur, seul, et à l’aide d’agents extérieurs sans le concours initial des politiques : en Flandre par exemple, les autorités ont toujours soutenu le regroupement d’associations qui seraient des interlocuteurs privilégiés, ce qui n’a pas été pendant très longtemps le cas y compris à Bruxelles. Comme un effet pervers, le différentiel politique a donc renforcé un sentiment national non belge, alors que côté wallon et francophone, cette politique n’existant pas, on pourrait en déduire que le sentiment d’appartenance à l’identité belge a été mieux réussi. Ce qui expliquerait alors la plus grande radicalisation côté flamand et jusqu’aux premiers départs survenus essentiellement pour la Syrie depuis la ville flamande au nord de Bruxelles de Vilvoorde avant même le cas tant cité de Molenbeek ? Est-ce un hasard si longtemps on a qualifié la Catalogne, elle aussi nationaliste en rébellion face à Madrid, de « plaque tournante du djihadisme » ? À tel point que pour la CIA dès 2010, la Catalogne était « le foyer du djihadisme européen » (cf. Le Midi Libre), à la croisée du Maghreb et du cœur de l’Europe avec la France. Elle avait même ouvert un bureau d’opérations anti-djihad… à Barcelone. La politique antiterroriste en Espagne a été très active notamment à Barcelone depuis 2015 et les attentats de Paris et de Bruxelles. Depuis, l’activité des adeptes de Daech a glissé un peu plus vers le sud, notamment à Valencia et Alicante. Depuis 2012, près des 3/4 des arrestations d’islamistes radicaux qui ont eu lieu en Espagne, l’ont été en Catalogne.
• Dernière raison et pas des moindres : les liens politiques entre l’Espagne et le Maroc découlent souvent des éléments énoncés plus haut. Ces relations ont connu des hauts et des bas. Même si un partenariat stratégique et durable existe entre les deux pays, il ne faut pas oublier que Madrid joue quand même le rôle de garde-fou à l’entrée de l’Europe. Premièrement car Ceuta et Melilla, enclaves espagnoles en territoire marocain, représentent une porte d’entrée convoitée, et pressurée par l’immigration illégale. L’Union européenne ne parvient pas à juguler ce flux. Exemple : le 25 juillet 2017, un policier espagnol avait été agressé au couteau par un homme ayant franchi la frontière à Melilla. Et deuxièmement, car le trafic de haschisch entre l’Europe et le Maroc, premier producteur mondial, passe soit par la Belgique et le port d’Anvers (…), soit par l’Espagne, où une partie de l’immigration marocaine représente un puissant relais, comme ce fut le cas en Belgique dès les années 1960. Sur le terrain de la petite délinquance, Daech a su exploiter le profil de nombre de jeunes rodés à se faufiler entre les mailles de la police. Certains ont cédé aux sirènes de l’argent et de la reconnaissance facile, par l’appel à la mort des autres ou par la leur. Barcelone devient alors la grande ville internationale incontournable sur le chemin de l’Europe pour un certain nombre de ces délinquants.
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La question qui demeure, tout comme ce fut le cas à Bruxelles : pourquoi s’en prendre aux villes qui représentent pourtant pour ces filières une arrière-base idéale d’où mener d’autres opérations à l’avenir en toute discrétion malgré les opérations policières ?
Éléments de bibliographie
Reinares Fernando : « L’Espagne sur la route des jihadistes », Libération, 21 janvier 2015 (www.liberation.fr/planete/2015/01/21/l-espagne-sur-la-route-des-jihadistes_1185667).
« Quand la Catalogne était qualifiée de “plaque tournante du djihadisme” », Midi Libre, 18 août 2017 (www.midilibre.fr/).